Équivoques des mots et des chiffres
Le Figaro
21 avril 1956
Dans les mois qui précédèrent les
élections, les députés de l'opposition reprochèrent à celui qui
dirigeait alors les services de la rue de Rivoli de publier des
bilans systématiquement optimistes. Devenus depuis lors ministres,
ces mêmes députés souscrivent aujourd'hui aux estimations de leur
prédécesseur. Encore doivent-ils se féliciter que celui-ci ne soit
pas passé à l'opposition. Le public pourrait être tenté d'en
conclure que tous les chiffres sont faux ou manipulés
artificiellement par les ministres.
En réalité, ces différences d'évaluation
tiennent à divers facteurs qu'il ne sera pas inutile de
préciser.
Il arrive fréquemment que le montant du
déficit, prévu en début d'année, ne soit pas dépassé en fin
d'année, bien qu'entre-temps le Parlement ait voté supplément de
dépenses et diminution de recettes. La cause de ces écarts, qui
atteignent parfois 100 à 150 milliards de francs tient au décalage
entre les périodes budgétaires et les dépenses effectives, parfois
à la surévaluation des dépenses par les services.
Si les dépenses effectives ne répondent pas
exactement aux crédits budgétaires, les recettes effectives ne
répondent pas non plus aux prévisions de recettes telles qu'elles
figurent dans les documents fiscaux.
Reportons-nous, par exemple, aux chiffres
de l'année 1954. D'après la commission des comptes de la Nation, le
total des impôts directs et indirects se serait élevé à 3.478
milliards de francs. D'après le rapport de M. Pellenc, les recettes
ordinaires et extraordinaires n'auraient représenté que 2.943
milliards, soit 435 milliards de différence. La commission des
comptes de la nation fait figurer dans le total des impôts les
recettes de la Caisse autonome d'amortissements, ainsi que
certaines recettes dites affectées, qui, dans la comptabilité
publique, ne figurent pas dans les recettes budgétaires, au sens
strict du terme. Ajoutons que, d'après la revue
Études et Conjoncture
, de l'I.N.S.E.E., les ressources non comptabilisées dans les
recettes fiscales au sens étroit du terme, se seraient élevées à
456 milliards en 1954, à 527 milliards en 1955.Une autre difficulté des comptes tient à la
double fonction de l'État, à la fois emprunteur et prêteur. On
considère comme dépenses les prêts de l'État à des organismes
privés ou publics, par exemple les avances aux H.L.M. On constate
que l'État voit augmenter la dette, on oublie que ses créances
augmentent également.
M. Dumontier a bien montré le caractère
arbitraire de ce mode de calcul. En Allemagne, les caisses
d'épargne prêtent directement les sommes qui leur ont été remises
en dépôt à des organismes de construction: personne n'y voit une
mauvaise gestion des finances publiques. En France, les dépôts des
caisses d'épargne transitent par l'intermédiaire du Trésor pour
rejoindre, eux aussi, les constructions immobilières. À cause de ce
transit par le Trésor, on dénonce ici ce que l'on juge normal
là-bas.
Si l'on tient compte de tous ces facteurs
simultanément, à quelles conclusions arrive-t-on? Au regard de la
commission des comptes de la notion, les budgets de 1954 et de 1955
sont en excédent l'un de 101, l'autre de 47 milliards. Mais cet
excédent est obtenu en omettant les dépenses en capital des
services publics et en tenant compte de l'aide américaine. Si l'on
considère que les dépenses en capital des services publics doivent
être couvertes par des recettes courantes, parce que le capital des
services publics n'est pas créateur de richesses, le déficit a été,
dans l'année 1955, de l'ordre de 150 milliards. Il s'élève à 350 ou
400, si l'on néglige les recettes de la Caisse autonome
d'amortissement. Il s'élève à 700 ou 800 milliards, si l'on ajoute
les prêts de l'État. C'est ce chiffre, parfaitement arbitraire, qui
constitue ce que l'on appelle d'ordinaire "l'impasse". Cette
notion, sans équivalent ailleurs, n'a aucune signification
économique. Elle semble avoir une signification surtout politique
ou morale: elle est destinée à freiner l'irrésistible tendance des
parlementaires à la générosité.
Pour passer de "l'impasse" à l'endettement
global dont parle M. Pellenc, il faut encore ajouter les emprunts
des entreprises nationalisées ou les déficits de certains
organismes publics ou semi-publics qui ne figurent pas dans les
comptes ordinaires du Trésor.
En fait, d'après les chiffres de
l'I.N.S.E.E., la dette intérieure serait passée de 3.790 milliards
en décembre 1953, à 4.055 en décembre 1954, à 4.224 en septembre
1955, la dette extérieure étant tombée entre-temps de 1.026
milliards à 915 et 848. Si l'on tient compte également de la dette
exigible, l'accroissement annuel de la dette publique est de
l'ordre de 200 milliards.
Les événements actuels, hiver rigoureux,
plein emploi, tension des prix, ralentissement probable de
l'expansion économique, interdisent d'augmenter les dépenses non
couvertes par des recettes. Or les mesures sociales et les
opérations en Afrique représentent environ 300 milliards de
dépenses. Le gouvernement n'a pas tort d'envisager des recettes. Le
déficit supplémentaire ne s'ajoute pas à un déficit de 800 ou de
1.000 milliards, qui n'existe heureusement que dans des
statistiques élaborées en fonction de considérations plus
parlementaires qu'économiques.