En quête d'un programme. Relance économique ou
année sociale?
Le Figaro
26 janvier 1966
Le ministre des Finances, responsable du
plan de stabilisation, aurait voulu diriger l'expansion dans la
stabilité. M. Michel Debré semble appelé à recueillir les profits
politiques d'une gestion sévère. En fait, il se trouve dans une
situation difficile, tout à la fois à cause des résultats obtenus
et des revendications formulées.
Rappelons d'abord les données favorables de
la conjoncture. Une reprise, inégale selon les secteurs et encore
timide, s'est amorcée; la hausse des prix, en 1965, a été
inférieure en France à ce qu'elle a été dans les autres pays
d'Europe; la balance commerciale est excédentaire, les réserves de
devises ou plutôt le stock d'or est considérable (équivalent de
plus de 5 milliards et demi de dollars), alors qu'en 1958 la crise
des finances extérieures faisait peser sur notre pays la menace
d'une paralysie. Nul ne peut nier ces faits, mais cette réussite
même pose à M. Michel Debré un problème: comment, d'ici aux
prochaines élections, concevoir et appliquer un programme dont les
uns attendent plus d'efficacité économique et les autres plus de
justice sociale?
La plupart des experts français et
étrangers critiquent le blocage des prix ou, du moins, la
prolongation excessive d'une mesure justifiée en septembre 1963 par
un péril imminent. M. Giscard d'Estaing, au fond de lui-même,
n'était pas d'une opinion différente, mais, comme nombre de ses
critiques, il craignait, lui aussi, les conséquences d'une
libération spectaculaire. Il aurait voulu libérer les prix
progressivement en multipliant les accords, explicites ou tacites,
avec les organisations professionnelles ou les grandes entreprises.
Probablement, M. Debré n'agira-t-il pas, sur ce point, autrement
que son prédécesseur ne l'aurait fait. Il n'est guère, par
tempérament, porté au libéralisme et il aura, sinon les mêmes
conseillers, du moins des conseillers formés aux mêmes disciplines,
acquis aux mêmes doctrines, hostiles aux mêmes "aventures".
Le blocage des prix intéresse les chefs
d'entreprise et les économistes, l'opinion se préoccupe du taux de
croissance. Or, il n'est pas démontré que le gouvernement puisse,
dans l'immédiat, obtenir un taux de croissance supérieur aux 4%
qu'envisageaient, pour 1966, les spécialistes de la comptabilité
nationale.
Deux sortes de mesures sont de nature, en
théorie, à favoriser l'accélération de la croissance. Appelons les
unes
conjoncturelles
et les autres
structurelles
, les premières destinées à guérir un mal transitoire ou accidentel
résultant des péripéties du devenir économique, les autres devant,
théoriquement, éliminer les institutions ou les états d'esprit qui
peuvent freiner l'expansion.La distinction entre ces deux sortes de
mesures n'est pas toujours nette. Il n'en reste pas moins que la
commission Rueff-Armand, en analysant les rigidités de l'économie
française, avait suggéré maintes réformes. Les méfaits du dirigisme
conservateur sont innombrables: rentes de situation ou de rareté,
législation des loyers ou de la propriété commerciale, soutien à
des productions excédentaires, M. Alfred Sauvy ne se lasse pas de
montrer, à partir de tels exemples, que les Français en bloc
désirent une croissance plus rapide, mais que, divisés en groupes
d'intérêt, ils sont, en fait, souvent plus soucieux de sauvegarder
ce qu'ils possèdent que de contribuer à l'enrichissement
général.
L'insuffisance des investissements
productifs est aujourd'hui constatée et déplorée par tous, chefs
d'entreprise, ministres, fonctionnaires, journalistes. La mesure
conjoncturelle que chacun appelle de ses vœux est celle qui
provoquerait une augmentation de ces investissements. Mais quelle
mesure donnerait effectivement un tel résultat?
Les décisions d'investir sont prises par
les entrepreneurs en fonction de calculs complexes, les
perspectives du marché et les marges bénéficiaires constituant à
coup sûr deux des éléments principaux de ces calculs. Les
observateurs s'accordent à reconnaître que les marges bénéficiaires
ont été, en France, au cours de ces dernières années, inférieures à
ce qu'elles étaient aux États-Unis ou en Allemagne. Mais
l'élargissement de ces marges n'obéit pas aux ordres du
gouvernement.
Certes, ce dernier peut, comme il l'a fait
l'an dernier, lancer un emprunt dont une fraction est mise à la
disposition des entreprises privées et sert au financement des
investissements productifs. Une pareille technique a peu de
partisans. De toute manière, entre les besoins globaux et le
montant de tels emprunts d'État, la disproportion est trop grande
pour que l'expérience ait une grande portée.
Le gouvernement aurait pu recourir à des
mesures fiscales, modifier les conditions de l'amortissement. Il
s'y est refusé soit parce qu'il craignait l'inflation, soit parce
qu'il ne croyait pas à l'efficacité de la méthode, soit, enfin,
parce qu'il voulait reconstituer un marché financier. Probablement
cette dernière raison a-t-elle été décisive puisque des avantages
importants ont été accordés aux porteurs d'actions
mobilières.
Ces avantages n'ont pas suffi à mettre fin
au marasme de la Bourse. Aussi un commentateur de gauche
s'étonne-t-il que M. Giscard d'Estaing ait été à ce point "mal
aimé" par ceux qu'il a comblés de ses bienfaits, cependant qu'un
commentateur de droite s'étonne de cet étonnement. Pourquoi le
ministre des Finances, sous le règne duquel le capital mobilier,
estimé d'après les cours de la Bourse, a diminué de 25%, serait-il
populaire auprès des capitalistes?
Chacun des deux commentateurs met en
lumière un aspect de la réalité. Les réformes fiscales de M.
Giscard d'Estaing étaient inspirées par des conceptions que l'on a
coutume, à tort ou à raison, de situer à droite. Elles n'ont pas
renversé la tendance de la Bourse, et les capitalistes sont plus
sensibles à la baisse des cours des valeurs qu'aux avantages
fiscaux. Il y a plus encore. Si l'on compare le mouvement de
l'indice des salaires nominaux et le mouvement de l'indice des
prix, on aboutit à une conclusion contraire aux idées reçues: la
valeur
réelle
des salaires et des prestations sociales, considérés globalement, a
continué sa progression approximativement à la même allure qu'avant
le plan de stabilisation. Ce sont les revenus d'entreprises,
entreprises agricoles aussi bien qu'industrielles, qui ont diminué
relativement. Les investissements dépendent des revenus
d'entreprises: ce sont ces derniers revenus qu'il faudrait
accroître pour relancer les investissements. Or, l'opinion, le
parti gouvernemental lui-même réclament une année sociale.Entre ces revendications et les exigences
de l'efficacité économique, faut-il admettre aujourd'hui, une
véritable contradiction?