"Démocratie française". Un libéral à
l'Élysée
Le Figaro
12 octobre 1976
La publication en librairie d'un essai
politique que le président de la République a rédigé lui-même, dans
ses instants de loisir, met le commentateur dans l'embarras. Rien,
sur la couverture de l'ouvrage, n'indique que l'auteur exerce les
fonctions de chef de l'État. Valéry Giscard d'Estaing, s'est voulu
(par coquetterie, par ambition littéraire ou par calcul, chacun en
décidera) un écrivain qui réfléchit sur le destin de la France et
se soumet sans crainte au jugement de ses pairs. Après tout
François Mitterrand, lui aussi, écrit des livres dans lesquels la
recherche du style ne compromet pas l'action du militant. Il reste
que, provisoirement, au moins, l'un réside à l'Élysée et non
l'autre.
Qu'on le veuille ou non,
Démocratie française
ne peut pas (et, au reste, ne doit pas) être jugé en faisant
abstraction du rôle que joue aujourd'hui l'auteur sur la scène
française. Il n'aurait pas écrit le même livre s'il n'était pas
président de la République. À supposer, comme il l'affirme, qu'il
continue de rêver à la gloire de Flaubert ou de Tocqueville, c'est
après son septennat qu'il, donnera sa mesure. Les deux grands
livres
La Démocratie en Amérique
et
L'Ancien Régime et la Révolution
ont paru l'un avant, l'autre après la carrière politique de
l'aristocrate normand. Quant aux
Souvenirs
, dans lesquels, après quelques mois au Quai d'Orsay, Alexis de
Tocqueville laisse courir librement sa plume, sans épargner ses
amis ou ses adversaires, il en différa la publication d'un
demi-siècle. Seuls nos petits-enfants liront peut-être les
Souvenirs
de Valéry Giscard d'Estaing, comparables à ceux qui restent un des
plus précieux témoignages sur la Révolution de 1848.Quelle signification convient-il d'accorder
à
Démocratie française
, moins par rapport à la bataille des partis que par rapport à
l'histoire des idées? La plupart des interprètes ont relevé, avant
tout autre, le thème du pluralisme - non pas seulement le
pluralisme proprement politique (pluralité des partis) ou
constitutionnel (séparation des pouvoirs) mais aussi le pluralisme
des pouvoirs sociaux, pouvoir de l'État, pouvoir économique,
pouvoir des organisations de masses, pouvoir de communication de
masses.Thème qui ne présente certes pas de
particulière originalité - l'auteur le reconnaîtrait lui-même;
nombre d'écrivains, de professeurs ou d'hommes politiques
revendiqueraient aisément la paternité de ce thème ou des multiples
variations que comporte celui-ci. Le transfert du pluralisme à la
société elle-même remonte, quoi qu'en aient dit certains, à
Montesquieu lui-même. Il suffit de lire attentivement
L'Esprit des Lois
, en particulier le livre XI, l'analyse du régime anglais et de la
République romaine, pour se convaincre que la liberté, selon
Montesquieu, se fonde beaucoup moins, comme l'ont cru les
législateurs américains, sur la distinction de l'exécutif, du
législatif et du judiciaire que sur l'existence de classes ou de
forces sociales, susceptibles de s'arrêter les unes les autres et,
du même coup, d'empêcher une concentration despotique du
pouvoir.Tocqueville donna une autre expression à la
même idée en critiquant la centralisation d'une administration
omnipotente. La superposition d'un régime représentatif à une telle
bureaucratie lui paraissait un moindre mal, mais non une garantie
des libertés.
Ce qui crée l'événement, ce n'est ni le
thème ni même la manière dont Valéry Giscard d'Estaing le traite,
c'est qu'un président de la République française, pour la première
fois, cherche (peut-être sans le savoir) dans l'école libérale,
celle des éternels vaincus, des exilés de l'intérieur, admirés hors
de France mais sans influence visible au-dedans, les conceptions et
les convictions qui permettraient de surmonter le choc stérile de
la droite et de la gauche, l'alternance de gouvernements, les uns
exclusivement soucieux de conserver, les autres condamnés, faute
d'expérience ou de modération, à secouer l'édifice, à imposer
quelques corrections, mais incapables d'exercer durablement le
pouvoir: Alexis de Tocqueville, dans ses dernières années, se
sentait plus seul, dans la France impériale, que dans les déserts
du Nouveau Monde. Si un Tocqueville vivait aujourd'hui
(malheureusement, si tel était le cas, on le saurait), il ne
connaîtrait plus l'austère tristesse de la solitude; il se
reconnaîtrait sinon dans les actes, du moins dans la philosophie du
chef de l'État.
Bien entendu, les porte-parole de
l'opposition répliqueront que le pluralisme sert d'arme de guerre
contre le programme commun. Il faudrait être de mauvaise foi pour
mettre en doute la signification polémique de cette théorie,
apparemment abstraite. François Mitterrand, dans le dialogue que
j'eus avec lui à la télévision, il y a quelques mois, admit pour le
moins les risques de l'entreprise, qu'il espère mener à bien. Le
programme commun, en fait, va loin dans le sens de la concentration
du pouvoir politique et du pouvoir économique. La nationalisation
de l'ensemble du système bancaire et des assurances aboutit à
soumettre l'épargne tout entière des Français à la volonté
discrétionnaire de l'État, donc des partis qui le gèrent.
Le débat national pour ou contre le
programme commun, ouvert une première fois en 1973, se déroulera,
une deuxième fois, jusqu'aux élections législatives de 1978.
L'essai du président de la République en constitue, si l'on peut
dire, le coup d'envoi. Il ne convaincra pas les dirigeants
socialistes trop engagés désormais pour reculer. Il a le mérite de
situer la discussion sur son véritable terrain. Que l'on appelle ou
non collectivisme le régime qui résulterait de l'application du
programme commun, peu importe. Ce qui importe, c'est de comprendre
que l'opposition au bloc socialiste-communiste n'implique ni
approbation sans réserve de l'actuelle gestion ni rejet
inconditionnel de toutes les mesures proposées.
Le projet de l'opposition,
qui ne comporte d'équivalent dans aucun des
pays où la social-démocratie a exercé ou exerce le pouvoir
, entraînerait des transformations difficilement réversibles, le
repliement de l'économie française sur elle-même, la rupture
inévitable avec la communauté européenne, elle-même partie du
marché mondial.L'essai du président de la République
apporte peu d'argument inédits, mais il démontre, de manière
convaincante, la contradiction interne au projet
socialiste-communiste. Celui-ci promet de respecter les libertés
pour répondre aux aspirations des Français, mais, consciemment ou
non, il en détruit les fondements économiques.