Le silence de l'U.R.S.S. et les paroles du
P.C.F.
Le Figaro
17 mai 1976
À l'élection partielle de Tours, le parti
socialiste a recueilli, une fois encore, plus de suffrages que le
parti communiste. Tout se passe comme si ce dernier ne parvenait
pas à changer l'idée ou l'image que garde de lui la masse des
électeurs. Rien de surprenant, en vérité. Ce qui surprendrait, ce
serait l'attitude opposée, celle de certains socialistes qui
croient ou affectent de croire que cinquante-cinq ans d'histoire -
la scission de Tours et ses suites - vont s'effacer d'un coup et
qu'il suffit aux communistes d'avouer quelques-uns des faits que
personne n'ignore plus pour que l'unité de la gauche se rétablisse
d'un coup et que la conversion du P.C.F. à la démocratie apparaisse
authentique.
Georges Marchais proclama soudain l'abandon
de la formule de la dictature du prolétariat au milieu d'un
scepticisme quasi général. Il n'était pas le premier à tenter
l'expérience: Gottwald, Cunhal avaient, eux aussi, tenu de tels
propos. Or, l'un avait éliminé ou mis au pas ses alliés à la
première occasion, l'autre avait mené son parti à la conquête du
pouvoir, sans succès mais sans hésitation. Dans le langage
ésotérique du marxisme-léninisme, la dictature du prolétariat
demeure une transition nécessaire entre le capitalisme et le
socialisme, quelle que soit la forme que revête cette dictature.
Chacun pouvait donc donner deux sens différents aux déclarations de
Georges Marchais: ou bien un sens limité, vulgaire, celui même des
propos d'Alvaro Cunhal, ou bien un sens doctrinal et, en ce cas, le
parti communiste français aurait franchi un premier pas dans la
direction du révisionnisme.
Louis Althusser, qui passe pour un
philosophe dans l'intelligentsia parisienne, a volé au secours de
la dictature du prolétariat, concept à coup sûr indispensable au
dogme. En revanche, il vient de jeter une pierre dans la mare en
découvrant, avec vingt ans de retard, que la notion du culte de la
personnalité ne constitue à aucun degré une explication, pas même
une interprétation du stalinisme et de ses crimes.
Lisons quelques lignes de la préface écrite
par lui pour un livre consacré à l'affaire Lyssenko:
"Manifestement, les dirigeants soviétiques se sont refusé, et se
refusent toujours, à apporter l'analyse marxiste de cette
gigantesque erreur, enterrée, après ses millions de victimes, dans
le silence de l'État… L'U.R.S.S. vit ainsi dans un silence
systématique sur sa propre histoire. Il y a fort à parier que ce
silence n'est pas étranger à son système: c'est le silence de son
propre système." Soljénitsyne, depuis son exil forcé, n'a pas dit
autre chose sans que les partis communistes d'Europe occidentale,
jusqu'à présent, s'associent à son diagnostic et à son appel aux
dirigeants de l'U.R.S.S.
Nous ne connaissons pas encore le jugement
que le bureau politique du P.C.F. porte sur ce texte. Le dernier
historien du stalinisme, membre du P.C.F., M. Ellenstein, beaucoup
plus mesuré pourtant que Louis Althusser, avait été critiqué par
"L'Humanité"
. Quel que soit le verdict de la plus haute instance du P.C.F. - et
je doute que Louis Althusser ait beaucoup à craindre des foudres de
l'équipe Marchais - le philosophe ne retrouvera pas plus aisément
la crédibilité que les successeurs de N.-S. Khrouchtchev.Il accuse les dirigeants de Moscou d'avoir
imposé, depuis le XXe congrès, le silence, d'avoir refusé l'analyse
marxiste du stalinisme. Mais ce silence, il se l'est imposé à
lui-même, de sa propre volonté, gratuitement pour ainsi dire. Si le
système d'où sortit le stalinisme subsiste en U.R.S.S., si ce
système a besoin du silence pour se maintenir, pourquoi lui, qui se
pique de liberté d'esprit, qui parade en philosophe, a-t-il eu
besoin de vingt ans pour enfin parler? De deux choses l'une: ou il
savait et, au service de son parti, il fardait la vérité; en ce
cas, pourquoi le croire aujourd'hui? Ou bien il ne le savait pas,
et quelle foi accorder à un penseur incapable de saisir une
évidence: à l'intérieur d'une philosophie d'inspiration marxiste,
un homme, un seul homme et un homme seul, ne peut expliquer
l'institution concentrationnaire.
Voici donc engagée l'enquête marxiste sur
les forces et les rapports de production qui, en dernière analyse,
doivent rendre intelligible l'archipel Goulag. Je ne prétends pas
me substituer aux docteurs de la foi qui trouveront sans moi et
sans peine dans les textes de Marx et des marxistes les instruments
nécessaires à leur entreprise.
Mode asiatique de production,
dégénérescence bureaucratique de l'État prolétarien, exigence de
l'accumulation primitive exploitée par un appareil de parti, chacun
choisira entre ces notions ou les combinera selon ses préférences.
De multiples mixtes viennent aisément à l'esprit de l'analyste; un
parti, devenu maître tout à la fois des moyens de production et de
l'appareil d'État, enclin par la pratique du centralisme
démocratique à confondre les décisions de quelques-uns avec la
vérité de l'histoire, ne créé pas nécessairement le stalinisme, il
en crée du moins la possibilité en même temps qu'il soumet la
population tout entière à une hiérarchie rigide; il répand l'esprit
de soumission et il confond l'obéissance au pouvoir avec le
dévouement révolutionnaire.
Le P.C.F. ne contrôle pas l'appareil
d'État; les hérétiques qu'il excommunie, la presse et l'édition
bourgeoises les recueillent volontiers et leur accorde le triomphe
des héros. Mais le silence de Louis Althusser depuis le discours de
Khrouchtchev, en quoi diffère-t-il du silence du système
soviétique? Là se situe, pour lui et pour les siens, l'obstacle sur
lequel achoppent les efforts pour convaincre les électeurs
français. Si le P.C.F. n'avait pas changé de tactique en vue des
élections, le philosophe aurait-il proclamé que le système
répressif subsiste en Union soviétique?
Que d'aucuns admirent le mensonge ou
l'aveuglement par fidélité au parti, j'y consens. Mais, au cours
des prochaines années, le sort de l'Europe occidentale, de l'Italie
d'abord, de la France ensuite dépendra, en une large mesure de la
réponse donnée à la question décisive: que sont devenus, que
veulent les partis communistes? Nous examinerons un autre jour le
destin du parti italien, candidat à la participation au pouvoir
dans un gouvernement de compromis historique ou, plus probablement,
d'union nationale. Le P.C.F., lui, souhaite participer au pouvoir
dans un gouvernement d'unité de la gauche. S'il a pris ses
distances à l'égard de l'Union soviétique, il n'a ni abjuré la
doctrine du centralisme démocratique, ni renoncé à soutenir dans le
monde entier tous les partis et mouvements qui se recommandent du
marxisme-léninisme. Il n'a pas encore suivi Louis Althusser et
condamné le système soviétique en tant que tel, en tant que
responsable du stalinisme.
Or, dans la mesure où le système répressif
continue à sévir en Union soviétique, la doctrine
marxiste-léniniste ne permet guère d'admettre que l'action de
Moscou au-dehors contribue à la libération des peuples. C'est
Lénine lui-même qui l'affirme: la diplomatie d'un État prolonge la
politique intérieure de celui-ci. Il reste donc au philosophe
beaucoup de chemin à parcourir pour tirer les conséquences
marxistes de l'analyse qu'il annonce et dont il vient de poser le
principe.