La Quatrième République doit se réformer pour
survivre. IV. – L’échec des rassemblements
Le Figaro
5-6 mars 1955
Par quels moyens a-t-on chance de réformer
une démocratie corrompue? L'histoire, aussi bien que la théorie,
indique trois voies:
l'accident, l'individu, l'opinion
.Des événements, quelque jour, peuvent
ébranler à ce point, la nation que le jeu parlementaire s'arrête et
que les députés, saisis de stupeur, laissent à un homme, pour
quelques semaines, quelques mois ou quelques années, la liberté
d'agir. La République romaine connaissait la dictature de six mois
au temps du péril. La République française ne la connaît pas. Le
malheur seul, en Afrique du Nord ou ailleurs, ferait surgir
l'équivalent de cette institution romaine. On peut craindre mais
non espérer une telle éventualité.
La réforme par le rassemblement autour d'un
homme fut tentée par le général de Gaulle; elle le sera peut-être
demain par M. Mendès-France. Un homme se sent responsable du destin
commun, il fait confiance à quelques-uns, il cherche à rallier tous
les citoyens. Ainsi fut le gaullisme de 1940 à 1944. La tentative
de reproduire en temps de paix, pour une œuvre de législation,
l'aventure du gaullisme échoua.
Il ne s'agit pas aujourd'hui d'épiloguer
sur les causes et les conséquences, de se demander ce qu'aurait
fait le Rassemblement au pouvoir. L'échec est patent: c'est la
leçon de cet échec pour l'avenir que l'on voudrait tirer.
La tentative exigeait que l'homme du
Rassemblement devînt le chef d'un mouvement ou d'une équipe et
demeurât l'expression de la nation entière. Peut-être une telle
coïncidence est-elle, sauf en période de guerre, exclue par la
nature même de la politique démocratique.
Beaucoup de Français, qui souscrivaient à
la critique faite par le général de Gaulle du régime, n'avaient
qu'une confiance médiocre dans les projets de révision
constitutionnelle du Rassemblement, pas de confiance du tout dans
le programme diplomatique, social ou économique que le
Rassemblement avait, vaille que vaille, rattaché à l'intention
révisionniste. Personnellement, dans la période où je mettais mon
espoir dans le Rassemblement, je n'ai jamais accepté ni les thèses
relatives aux Allemagnes, ni le refus d'un Reich, ni certains
jugements, catégoriques et changeants, sur la politique mondiale ou
européenne
Les contradictions du Rassemblement
En d'autres termes, en liant à un projet de
révision constitutionnelle, pour lequel on pourrait obtenir un très
large accord de l'opinion publique et parlementaire, un programme
inévitablement partisan, on risque de réduire les chances de la
révision que l'on souhaite.
Le Rassemblement, si vaste fut-il
numériquement, était dirigé par une équipe étroite qui suscitait
inquiétudes,…critiques et jalousies. Cette équipe se donnait pour
l'incarnation de la volonté nationale, mais, aux yeux des
parlementaires en place, elle représentait un personnel de
remplacement. Inévitablement, elle dut entrer dans la compétition
des partis et, avant même de se perdre dans le régime, elle avait
commencé de lui ressembler.
Comment aurait-elle pu arriver au pouvoir?
Puisque le coup de force était exclu et que l'événement est
imprévisible, il fallait miser sur les suffrages. Le régime aurait
été paralysé si l'opposition révisionniste, jointe à l'opposition
séparatiste, avait été en mesure d'interdire la formation ou
l'exercice du gouvernement. Telle eût été la situation si le mode
de scrutin de 1946 avait été maintenu en 1951.
La réforme électorale suffit à faire élire
près de quatre cents députés qui n'appartenaient ni à l'une ni à
l'autre opposition. Si le groupe parlementaire de Rassemblement
avait proposé des réformes acceptables aux autres partis, peut-être
aurait-il pu entrer uni dans le régime et exercer une influence
favorable. La direction du Rassemblement ayant voulu imposer au
groupe de rester indéfiniment sur l'Aventin, sans perspective de
victoire, la désagrégation intervint rapidement. Tous les
ex-gaullistes participent maintenant au jeu; ils n'y montrent ni
moins de virtuosité ni moins d'appétit que les autres
députés.
Rassemblement mendésien?
Las de gouvernants anonymes, les Français
placent, en de soudains accès d'enthousiasme, leurs espoirs en un
homme. Mais le penchant bonapartiste est normalement plus faible
que l'hostilité au césarisme. On ne fait pas impunément appel au
pays contre le Parlement. Le président, grandi par la popularité
dont il jouit, immédiatement devient suspect aux yeux de ses
collègues.
Comment exploitera-t-il sa
popularité?
Comment obtiendra-t-il que l'on vote pour
ou contre lui?
À supposer que les députés dans leur
circonscription se réclament de M. Mendès-France, le suivront-ils
plus longtemps que tant de députés, élus en se réclamant du général
de Gaulle, n'ont suivi ce dernier après 1951? Je ne crois, à aucun
degré, à un "Rassemblement mendésien" qui me paraît essentiellement
équivoque.
La nouvelle gauche est, dès l'origine,
divisée entre ceux qui y voient une forme de collaboration avec le
parti communiste, et ceux qui en attendent le dégonflement des
effectifs communistes aux élections. Dans la première conception,
elle est une version nouvelle de ces mouvements demi-politiques
qui, depuis dix ans, expriment par leur naissance la nostalgie
d'une gauche unifiée et, par leur mort, la résistance des faits à
l'idéologie. Selon la deuxième conception, elle suppose un
regroupement électoral de la gauche socialiste et radicale, et l'on
voit mal comment cette gauche obtiendrait la majorité. Les sondages
et les élections partielles n'indiquent aucun déclin de la force
électorale du parti communiste.
L'équivoque est plus grande encore dès
qu'il s'agit du programme ou des objectifs. Tout l'art de certains
porte-parole de M. Mendès-France consiste à faire croire que leur
héros était l'homme de la détente bien qu'il ait fait voter les
accords de Paris, l'homme de la réforme économique bien qu'il ait
continué sur ce terrain la politique du gouvernement précédent,
l'homme de la coexistence avec le Viet Minh dans le Nord-Viet Nam
bien qu'il soit le plus ferme défenseur de l'alliance atlantique et
de l'action conjuguée avec les États-Unis.
On cultive systématiquement l'équivoque, on
manie l'injure. Comme les successeurs de M. Mendès-France
affirment, autant que lui, la nécessité de ratifier les accords de
Paris, on baptise "serviles" tous les hommes d'État de l'ère
d'immobilisme et on laisse entendre que les ministres de demain ne
voudront pas la négociation avec Moscou ou la paix avec la ferveur
du président du Conseil démissionnaire.
L'équipe mendésienne ne peut pas ne pas
susciter autant d'amertume et d'hostilité dans les milieux
politiques que d'espoir dans le grand public sensible au style de
l'homme et à la propagande. Elle n'est ni plus ni moins pure que
les équipes précédentes, la plupart de ceux qui s'en réclament ne
sont pas plus indifférents aux Légions d'honneur et aux biens de ce
monde que ceux qui se dressent contre elle.
M. Mendès-France a rendu des services au
pays: il a conclu l’armistice en Indochine auquel aspirait la
nation entière, il a pris l’initiative de négociations avec le
Néo-Destour en Tunisie - initiative courageuse, sur laquelle on ne
peut plus revenir et qui marque la seule voie d’avenir. Mais sur
les sujets qui, au même titre que l’Afrique, dominent notre destin
- relations avec l’Est, politique européenne - on ne sait s’il
avait à l’avance des idées arrêtées, on ne sait après expérience
quelles sont ses intentions profondes.
Probablement a-t-il été victime d’un
"amalgame politico-passionnel". Autour de lui s’étaient ralliés
tous les opposants, qui voulaient les uns la paix en Indochine, des
réformes en Afrique du Nord, d’autres une négociation avec Moscou,
la liquidation de l’intégration européenne, d’autres encore plus de
mouvement et d’autorité. Il n’y a aucun lien raisonnable entre ces
divers souhaits. Un atlantique n’a pas plus de raison d’approuver
la déposition de l’ancien sultan du Maroc qu'un neutraliste.
M. Mendès-France ne pouvait pas ne pas être
victime de sa majorité hétéroclite, de la diversité des hommes qui
voulaient se reconnaître en lui, des violences verbales de
quelques-uns de ses partisans. Il serait lamentable qu'il n'eût
plus d'autre occasion de manifester les dons exceptionnels que
personne ne lui conteste. Mais du train dont vont les choses, on a
peur qu'une fois de plus un sauveur ne divise les Français et
n'achève l'émiettement sous prétexte de rassembler.
Nous avons une extraordinaire capacité, en
France, d'entretenir indéfiniment les querelles. Nous ne sommes
jamais sûrs d'avoir surmonté le passé. Nous continuons de nous
heurter sur l'armistice de 1940, sur la C.E.D., sur la loi Barangé,
qui ne vaut pas tant de passion, et sur l'accord entre l'Est et
l'Ouest, qui ne dépend guère de nous.
Bientôt, si nous n'y prenons garde, chacun
de nos sauveurs va créer un "grand débat" supplémentaire. On sera
"mendésien" ou "antimendésien", dans le doute et la confusion. La
voie de l'individu conduit à l'équipe, et celle-ci est toute proche
de la faction, lourde d'ambitions temporelles cuirassées de grands
mots.
Que les équipes se disputent l'exercice du
pouvoir, rien de plus normal. Cette lutte est l'essence de la
démocratie. S'il s'agit de réforme constitutionnelle ou des grands
intérêts nationaux, je ne crois plus à cette méthode! J'attends
davantage d'une mobilisation de l'opinion.
(À suivre.)