L'exemple anglais
Combat
22 avril 1947
En lisant le discours du ministre des
Finances de Grande-Bretagne, M. Schuman a dû éprouver quelque
sentiment d'envie. Pour la première fois depuis la guerre, la
Chambre des Communes a entendu des prévisions budgétaires qui
comportent mieux qu'un équilibre, un excédent de recettes de plus
de 250 millions de £.
Certes, ce résultat n'est pas obtenu sans
quelque ingéniosité. On a fait figurer au crédit certaines rentrées
exceptionnelles alors que des dépenses, de l'ordre de 450 millions
de £ (comparables à celles qui sont renvoyées à notre budget
extraordinaire, par exemple les dommages de guerre) doivent être
couvertes par l'emprunt et n'apparaissent pas dans la balance
budgétaire. Malgré tout, il reste que les dépenses totales de
l'État ne dépasseront les recettes totales que de quelque deux
cents millions de £, en dépit du montant énorme des dépenses (plus
de trois milliards et demi de £.)
Il y aurait à coup sûr des enseignements à
tirer d'un examen plus détaillé. Les dépenses militaires sont
réduites de 46% par rapport à l'année écoulée. En revanche, on
dépensera, pour l'éducation, 29 millions de plus, et les
Universités recevront des dotations cinq fois plus fortes que
celles d'avant guerre. L'augmentation de droits la plus
spectaculaire est celle qui frappera les cigarettes, mesure qui
tend explicitement à réduire la consommation afin d'économiser les
dollars (l'Angleterre a prélevé 50 millions de £ en 1946, sur son
crédit en dollars pour acheter du tabac).
Sans nous arrêter au détail, ni prétendre à
des comparaisons toujours hasardeuses, nous marquerons une fois de
plus l'admirable rendement de la machine fiscale britannique. Sur
un revenu national qui atteindra tout au plus neuf milliards de £,
l'impôt en prélèvera trois. M. Schuman a annoncé 550 milliards de
recettes et on a estimé le revenu national français entre 2.500 et
3.000 milliards de francs (ces estimations sont, il est vrai,
contestées). Si la proportion entre rentrées fiscales et revenu
national était la même, le problème des dépenses publiques qui,
avec quelque 500 milliards de déficit, paraît monstrueux, serait en
voie d'être résolu.
Certes, la structure des deux économies est
autre et je veux bien admettre que la propriété plus divisée, la
répartition peut-être moins inégale des revenus opposent des
obstacles supplémentaires à notre administration. Mais le fait est
que la cédule des revenus agricoles ne rapporte que 2 à 3
milliards, que les cédules des professions libérales et des
bénéfices industriels et commerciaux figurent dans une proportion
plus faible qu'avant-guerre dans le rendement total de l'impôt
direct. Le fait est, enfin, que les revenus énormes des marchés
parallèles échappent entièrement au fisc. Seuls, les salariés,
depuis les ouvriers jusqu'aux directeurs, payent intégralement ce
qu'ils doivent parce que leurs revenus sont offerts au grand jour.
Ce ne sont pas les taux des impôts qui sont insuffisants (ils sont
souvent excessifs), c'est l'évasion et l'injustice fiscales qui
sont exorbitantes.
Ces remarques ne tendent pas à réduire
l'importance de l'effort qu'a entrepris le gouvernement pour
réduire les dépenses publiques. À la suite de l'éditorial où je
mettais en cause le père Ubu de la radio, un ancien ministre de
l'Économie nationale m'écrivit, non pour défendre le père Ubu, mais
pour insister sur les économies, indispensables et possibles.
Pourquoi cent mille fonctionnaires de plus aux PTT, alors qu'il n'y
a pas plus de lettres à distribuer? Pourquoi 3 ou 4 milliards par
an pour achever le
Jean-Bart
? Pourquoi une vingtaine d'universités et de cours d'appel, comme
du temps de Napoléon? Pourquoi ne pas relever l'âge de la retraite
et organiser une demi-retraite pour ceux qui ne peuvent plus
assurer un service fatigant? Chacun ajoutera d'autres questions,
d'autres exemples. En particulier on ne dénoncera jamais trop
fortement le scandale du déficit des entreprises nationalisées, qui
monte à des dizaines de milliards, et risque de discréditer l'idée
même de nationalisation.La vérité que nous souhaitons rappeler est
de simple bon sens. Quand les dépenses dépassent les recettes de
centaines de milliards, l'action sur les deux termes du bilan
s'impose. Étant donné les fonctions qu'assume l'État dans les
sociétés modernes, il faudra bien que le prélèvement par l'État de
30% du revenu national, si énorme puisse-t-il sembler, soit accepté
par l'opinion et entre dans les mœurs. Car on sait trop à quoi
conduirait le refus: l'inflation et la ruine de la monnaie.