Go home, Frenchie
Le Figaro
19 septembre 1975
J’emprunte le titre de cet article aux
ouvriers d’une entreprise américaine,
Copperweld Corp.
, qui l’utilisèrent comme mot d’ordre et l’inscrivirent sur leurs
pancartes lorsqu’ils vinrent manifester à Washington devant
l’ambassade de France, le Capitole et les bâtiments de la
Trade Commission
. De quoi s’agit-il? Il n’est certes pas question du stationnement
de troupes françaises au-delà de l’Atlantique: l’enjeu n’en soulève
pas moins la tempête parce qu’il concerne la propriété d’une
entreprise sur laquelle des Français - en l’espèce, la société
Imetal, contrôlée- par le groupe Rothschild a lancé une OPA. Le
groupe offrait de racheter toutes les actions de
Copperweld
au cours de 42,5$. Le marché réagit favorablement puisque le cours
de l’action, le jour de l’offre, monta de 7,5 dollars (à partir du
cours de 34,5).Une OPA relève de la pratique courante en
Grande-Bretagne et aux États-Unis. Le Président et ses conseillers
ont maintes fois déclaré qu’ils ne s’opposaient pas à des
investissements étrangers et même qu’ils les souhaitaient. D’après
ses déclarations, M. Guy de Rothschild obtint sur ce point des
assurances à Washington. Quand on se rappelle le volume des
capitaux que les conglomérats américains ont investis à l’étranger,
le nombre d’entreprises européennes qu’ils ont achetées, la
première réaction du commentateur risque de prendre une forme
simple et grossière: «Il y a de l’abus». Mieux vaut pourtant
dépasser le stade de l’indignation afin de tirer quelques leçons de
l’incident.
Depuis un quart de siècle, nos amis
d’outre-Atlantique, en particulier les économistes nous enseignent,
du haut de leur sagesse, les vertus de la mobilité du capital, les
avantages que les pays d’accueil tirent du surplus
d’investissements que permet une entrée de fonds, venus du dehors.
Il n’y a pas de différence, nous disaient-ils, entre la création
d’une entreprise nouvelle et le rachat d’une entreprise existant.
En analyse macro-économique, le résultat est le même: le pays
d’accueil dispose d’un capital supplémentaire, et il ne tient qu’à
lui d’en faire bon usage.
L’union sacrée des dirigeants et de la
main-d’œuvre de
Copperweld
contre le groupe français devrait inciter les économistes
américains à la modestie. À les en croire, la résistance
occasionnelle des gouvernants et la résistance fréquente de
l’opinion aux investissements américains portaient témoignage du
sous-développement de l’économie et, plus encore, de la pensée
économique, en France. Voilà les États-Unis, à leur tour, suspects
de sous-développement dans le domaine où leur avance, pratique et
théorique, passait pour incontestable.Semblables aux propriétaires français d’un
autre âge, les dirigeants de
Copperweld
invoquent une vie entière de dévouement au service de la firme dont
les inconnus venus du froid, l’argent apatride, vont prendre
possession. Qu’importe la nationalité du propriétaire, nous
disaient nos amis d’outre-Atlantique: les ouvriers de l’entreprise,
les syndicats de la métallurgie leur répondent par leurs
protestations, par leurs défilés; un membre de la Chambre des
représentants organise des auditions dans un sous-comité qui traite
des conditions de travail. Même notre confrère
International Herald Tribune
, qui, d’ordinaire, offre un modèle d’objectivité dans la
présentation des nouvelles, se laisse emporter par le courant et
donne pour titre à son article la formule suivante: «Un Rothschild
refuse une invitation tardive à discuter de haute finance en
Pennsylvanie.»Guy de Rothschild, en effet, a refusé
l’invitation tardive de M. John Dent, membre de la Chambre des
Représentants, qui voulait une discussion publique, dans la petite
ville même où se trouve l’entreprise, le capitaliste français
devant justifier devant un public partial, en une langue qui n’est
pas la sienne, une offre d’achat d’actions.
Mais la nouvelle, est-ce le refus de
l’invitation? Est-ce la personnalité du président du groupe
français? Ou n’est-ce pas plutôt l’explosion soudaine d’un
nationalisme comparable à celui que les Américains ont maintes fois
rencontré et condamné quand il s’exprimait contre eux?
À quelque chose malheur est bon. Peu
importe le dénouement. Cet épisode des relations franco-américaines
revêt peut-être une valeur symbolique. Il nous enseignera à tous
les limites de validité du raisonnement économique. La bataille que
tout le personnel de
Copperweld
, du haut en bas de la hiérarchie, mène contre l’envahisseur
européen, plus encore le style de la bataille, ni le Président, ni
le secrétaire d’État, ni les conglomérats ne peuvent l’approuver
même s’ils n’osent pas le déplorer. Les États-Unis auraient plus à
perdre que les autres pays si ces mauvais procédés se
généralisaient. Mais peut-être comprendront-ils mieux demain
l’enracinement des entreprises dans un milieu social et les
craintes que suscite la prise de possession par de l’argent sans
nom ou sans visage (ou lié à un nom trop célèbre). La nouvelle
croissance, pour employer le concept à la mode, prendra en
considération les sentiments des intéressés – le personnel - quitte
à sacrifier le maximum ou l’optimum calculé comme si les frontières
ne signifiaient plus rien.Dernière remarque. Jusqu’au mois d’août
1971, la monnaie américaine était surévaluée: les Européens
augmentèrent massivement leurs exportations. En contrepartie, les
conglomérats investissaient au-dehors à des conditions favorables.
La sous-évaluation du dollar, évidente il y a quelques mois quand
le dollar tombait au-dessous de 4 francs, entraînait des
conséquences opposées: le commerce européen en souffrait mais il
devenait avantageux d’investir aux États-Unis. Quelques firmes
européennes tentèrent effectivement leurs chances. Personnellement,
j’ai toujours jugé que la situation d’avant 1971 valait mieux, pour
la France, que celle d’aujourd’hui. C’est pourquoi j’écrivais qu’en
se donnant pour objectif (ou en donnant l’impression de viser) la
chute du dollar, le gouvernement français jouait à qui perd gagne
(ou si l’on veut qui gagne perd). Le dollar surévalué valait mieux
pour la France que le dollar sous-évalué.
Il n’en reste pas moins que l’opposition
aux investissements européens marquerait une violation des règles
du jeu et enlèverait aux Européens la contrepartie normale aux
avantages commerciaux que trouvent les Américains aux parités
flottantes.