Bayeux et Washington
Combat
9 novembre 1946
Pendant deux ans, à moins que M. Truman ne
se résigne à démissionner, un président démocrate devra collaborer
avec un Congrès républicain. Toutes les conditions se trouvent donc
réunies pour que le gouvernement de la plus grande puissance du
monde soit divisé et faible, à un moment où les décisions vitales
pour l'avenir de l'humanité seront prises.
Cette situation n'est pas sans précédent
dans l'histoire des États-Unis. La Constitution, soutenue par une
longue tradition, enracinée dans des habitudes et des convictions
nationales, ne sera pas, pour autant, menacée. L'accord des deux
partis, sur les grandes lignes de la politique étrangère, a été
méthodiquement préparé. Rien de comparable au désaveu infligé à
Wilson par le Congrès et au retour à l'isolationnisme, au lendemain
de la première guerre mondiale.
Malgré tout, le divorce entre le législatif
et l'exécutif entraîne assez de conséquences fâcheuses pour qu'on
insiste légitimement sur ce défaut fondamental du régime
présidentiel. Quand les deux pouvoirs sont presque complètement
séparés et que l'opinion publique évolue, le système des deux
partis n'empêche pas le heurt entre président et Congrès. Et il ne
subsiste d'autre issue que l'attente de nouvelles élections. En
Europe, chacun anticiperait, en pareilles circonstances, un coup
d'État.
Il n'est pas douteux que la meilleure
méthode, pour donner à une démocratie un exécutif fort, soit la
méthode britannique: le chef de la majorité parlementaire devient
automatiquement chef du gouvernement. Mais, on ne le répétera
jamais assez, cette méthode implique l'existence d'une majorité
homogène (que garantit l'alternance de deux partis, au reste
proches l'un de l'autre sur l'essentiel) et une certaine
indépendance des ministres, par rapport à leurs organisations (qui
dépend des mœurs plus que des lois).
Si d'aucuns ont cherché à résoudre le
problème constitutionnel français en renforçant les attributions du
président de la République, ce n'est pas que cette solution soit en
elle-même la meilleure, c'est qu'elle leur paraissait un des rares
moyens encore offerts d'éviter une totale désagrégation de l'État.
Ils sont inspirés, non par l'hostilité à l'égard des partis en tant
que tels (la multiplicité des partis constitue à notre époque
l'essence même de la démocratie), mais par la crainte que les
coalitions de partis ennemis ne finissent par paralyser les
pouvoirs publics.
Léon Blum dénonce cette paralysie quand
elle résulte de la confrontation d'un président démocrate et d'un
Congrès républicain. Mais il oublie que la paralysie est la même
quand, à l'intérieur du gouvernement, communistes, socialistes et
républicains populaires continuent leur querelle en feignant de
collaborer. En France, l'union combattante des contraires est
donnée au Parlement et au ministère. Le président, tel que l'a
conçu le projet de Bayeux, aurait pour mission de surmonter cette
union impuissante.
Y parviendrait-il? Nous n'en sommes pas
assurés. En tout cas, il conviendrait, pour que la critique fût
convaincante, de se référer au cas français et non au cas
américain, dont les données sont tout autres.
Il est vrai que Léon Blum ajoute un
argument-massue. La Constitution de Bayeux, à la différence de
celle de Washington, aurait prévu une issue en cas de conflit entre
exécutif et législatif: la dissolution de ce dernier proclamé par
le premier. Mais, du même coup, la Constitution de Bayeux cesserait
d'être démocratique, elle violerait le principe de la séparation
des pouvoirs, elle deviendrait "consulaire", "monocratique". Nous
serions effectivement saisis par l'angoisse si les discours de
Bayeux et d'Épinal accordaient au président de la République les
pouvoirs du président américain,
plus
le droit de dissolution. Mais il n'en est rien. Les dernières
déclarations du général de Gaulle ne permettent pas de douter qu'il
envisage un gouvernement responsable devant le Parlement. Le
président de la République désignerait le président du Conseil,
comme dans les lois organiques de 1875, il aurait le droit de
dissoudre l'Assemblée, l'avis conforme du Sénat, nécessaire sous la
IIIe République, disparaissant.Pour mon compte, je me demanderais, non pas
si une telle Constitution glisserait au régime consulaire, mais si
elle suffirait à modifier profondément la pratique actuelle, liée
au jeu de partis, farouchement hostiles, dont les forces
s'équilibrent. Car là est le problème, l'unique problème. Si la IVe
République est menacée par la dictature, ce n'est pas parce que le
général de Gaulle jouit d'une large popularité et a ses idées sur
l'organisation de l'État, c'est parce que les coalitions, qui
passent pour inévitables, se sont révélées impuissantes.
Et c'est pourquoi, en dépit de tout, je
m'obstine à prêter aux élections une portée qui dépasse largement
celle que leur reconnaissent les électeurs lassés et déçus. On ne
s'interroge ni sur la prochaine majorité, qui sera aussi composite
que celle d'hier, ni sur l'éventuelle révision des textes
constitutionnels. Tous les amis de la liberté répètent une seule
question: aurons-nous, demain, un gouvernement?