L'Université libérale en péril
Le Figaro
28 juin 1968
La communauté universitaire avait résisté à
tous les événements du siècle: le Front populaire, la défaite de
1940, l'occupation, la libération, la guerre d'Algérie, elle n'a
pas résisté à la révolution de mai.
Ni en 1936, ni en 1940, ni en 1945, la
fraction des enseignants, dont les opinions s'accordaient avec le
parti ou le mouvement au pouvoir, n'avait cherché, par la menace ou
l'intimidation, à dicter à la majorité, passive, hostile ou
indifférente, l'acceptation de réformes improvisées ou la démission
morale. En 1940, le gouvernement de Vichy avait pris des mesures
qui frappaient nombre de professeurs et qui heurtaient la
conscience de presque tous. Mais, lors même que le ministre de
l'Education nationale de Vichy appartenait au corps enseignant, il
agissait en tant qu'homme politique, non en tant
qu'universitaire.
Probablement d'autres injustices, de sens
contraire, furent-elles commises en 1944 mais, là encore, la
diversité des réactions individuelles n'altéra pas trop gravement
la communauté universitaire. Pour l'essentiel, les enseignants
sauvegardèrent la distinction du savant et du politique: liberté
entière d'opinion et d'expression hors des amphithéâtres, effort
sincère vers la pensée objective ou rationnelle dans l'enseignement
(même si cet effort n'atteignait jamais pleinement son but),
relations entre collègues autant que possible soustraites aux
passions du forum et soumises à la loi non écrite de la liberté
d'engagement au-dehors et de la neutralité politique
au-dedans.
Bien entendu, ce code moral de la
communauté universitaire représentait, comme les Droits de l'homme,
un idéal: celui-ci ne commandait pas souverainement à la pratique
quotidienne. En telles ou telles circonstances, au moment de
l'élection d'un collègue, les électeurs - l'Assemblée -
n'ignoraient pas les préférences idéologiques du candidat et ils en
tenaient compte, mais aucun ne l'aurait avoué et, le plus souvent,
à l'intérieur des sections surtout, des arguments d'ordre
professionnel déterminaient les votes (avec clairvoyance ou
aveuglement, je ne sais, mais, encore une fois, là n'est pas le
problème).
Tout imparfaitement respecté qu'il était,
le code moral ne demeurait pas sans efficacité. J'ignorais
d'ordinaire les opinions politiques de mes assistants, des
chercheurs proches de moi, de ceux qui préparaient une thèse d'État
sous ma direction. Dans certaines disciplines, l'enseignement ne
pouvait pas négliger les querelles de partis. Les professeurs ne
présentent pas de la même façon la doctrine de Marx selon qu'ils
adhèrent au marxisme-léninisme ou le rejettent. Mais ils
maintenaient, pour la plupart, autant que faire se peut, la
distinction entre
enseigner et endoctriner
.Tout enseignement sociologique, par ce
qu'il dit et par ce qu'il ne dit pas, par la manière dont il le
dit, n'évite pas quelque partialité, mais seule la mauvaise foi
refusera de distinguer entre deux sortes de pratiques: ou bien
présenter les faits et les doctrines sans dogmatisme ni exclusive
ou bien imposer une doctrine, tel le marxisme, et rejeter toutes
les autres doctrines en tant que bourgeoises ou réactionnaires ou,
en sens contraires, frapper d'interdit Marx et le marxisme.
L'enseignement des universités françaises,
avant mai 1968, appartenait au premier type; même en Europe
orientale, dans les pays socialistes, un retour vers les normes de
l'université libérale s'esquisse ici et là.
Certains des révolutionnaires du mois de
mai, les étudiants d'abord, quelques professeurs ensuite, sont
entrés dans le processus qui conduit au deuxième type
d'enseignement.
Là encore, je conjure mes collègues de
réfléchir. Que la génération des hommes de soixante ans, à laquelle
j'appartiens, soit éliminée, plus ou moins vivement, par la
génération des hommes de quarante ou cinquante ans, ne m'importe
pas: peut-être la circulation des élites doit-elle s'accélérer à
cause de l'allongement de la durée de la vie humaine, à cause aussi
de l'impatience des jeunes. Ce qui m'intéresse, ce qui intéresse
les étudiants, assistants, maîtres-assistants, qui ont répondu à
mon appel, c'est le salut des valeurs intellectuelles et morales
que l'université, en dépit de toutes ses erreurs, avait
sauvegardées.
Ce n'est pas la révolte des étudiants qui
porta peut-être le coup de grâce à l'université libérale, c'est la
part prise par une minorité d'enseignants et de chercheurs au
mouvement déclenché par les étudiants et les procédés dont usa
cette minorité pour "intimider" ceux qui se refusaient à
bouleverser, à réformer au milieu du dérèglement des esprits et de
la violence, ouverte ou camouflée, des activistes. Pour la première
fois, les enseignants se voulaient à la fois universitaires et
professionnels de la révolution au dedans et au dehors. Au dehors,
les dirigeants de SNE-Sup ne cachaient ni leur qualité de
syndicalistes universitaires ni leur objectif de subversion (à
partir du 27 mai). Fait sans précédent: ils refusaient, pendant
quelques jours, de reconnaître le gouvernement légal comme
interlocuteur valable. Fonctionnaires de l'État bourgeois, soucieux
aujourd'hui comme hier de leurs indices, ils tentaient de renverser
le pouvoir qui leur accordait toutes les libertés refusées à leurs
collègues de l'Est, libertés qu'ils se proposaient allègrement
d'enlever, en cas de victoire, à leurs collègues français. Et
maintenant ils invoquent la solidarité universitaire!
L'action révolutionnaire (ou
pseudo-révolutionnaire) d'un syndicat violait la loi non écrite de
la communauté. Les moyens employés à l'intérieur de l'université la
violaient plus gravement encore. Que beaucoup d'étudiants et
d'enseignants aient voulu et veuillent "réformer les structures"
(pour user du jargon à la mode), certes. Mais, enfin, à qui
fera-t-on croire que tant de professeurs n'avaient d'autre
ambition, depuis des années, que de remettre à des comités
paritaires un pouvoir dont, pour l'instant, personne n'a encore
défini la nature, les limites et la finalité? À qui fera-t-on
croire que des votes à main levée dans les assemblées plénières ou
générales expriment la libre volonté des enseignants et des
étudiants?
À ceux qui ne voulaient pas entrer dans le
jeu, on réservait les injures à la mode ("réactionnaire, mandarin,
flic") et les menaces ("il n'y aura plus de place pour les
réactionnaires dans l'université de demain"). En une pareille
conjoncture, l'invocation de la solidarité universitaire sert de
moyen d'intoxication contre les uns, d'alibi à la résignation pour
les autres.
Dialogue et contestation: mots à la mode.
Mais, à la fin des fins, quand les professeurs ont-ils jamais
refusé le dialogue avec personne? Comment les professeurs de la
vieille université auraient-ils jamais imposé une philosophie du
monde et de la société, alors que, surtout dans les sciences
humaines, nombre d'entre eux se réclamaient plus ou moins du
marxisme?
"Université critique", "université d'été",
"université de contestation" n'ont rien à voir avec les objectifs
souhaitables sur lesquels s'accordent les esprits de bonne volonté:
ouvrir le "ghetto" universitaire au monde du dehors (en fait, les
comités paritaires, les assemblées d'enseignants et d'étudiants
risquent de multiplier les défauts, tant de fois observés, des
assemblées de professeurs), rappeler à tous que l'université a
d'autres fins qu'elle-même, transformer les rapports humains,
souvent anonymes ou hiérarchiques, à l'intérieur du corps
professoral ou bien entre enseignants et étudiants. Mais la
contestation permanente, ses promoteurs n'en font pas mystère, se
veut machine de destruction, universitaire et politique, nullement
méthode nouvelle d'éducation.
Nous voici revenus à une période à certains
égards comparable à celle des années 30. La menace venait, à
l'époque, de l'extrémisme de droite, mais les victimes désignées
refusaient de prendre au sérieux des projets avoués mais
apparemment incroyables. Les doctrinaires des "universités
critiques" ne constituent pas encore une menace pour la société
tout entière, mais ils ne dissimulent pas leur intention de
détruite l'université libérale. Là encore, les victimes désignées
refusent de prendre au sérieux des projets trop étrangers à leur
univers pour qu'ils les comprennent.
Il ne s'agit pas de rejeter l'ensemble des
revendications estudiantines ou de restaurer dans l'université les
conditions antérieures à mai 1968 (personne n'y parviendrait). Mais
il faut dire non avec intransigeance aux tenants de "l'université
critique" pour ramener au parti des réformes et de la raison la
majorité des enseignants et des étudiants, y compris la plupart de
ceux qui ont été entraînés, séduits, trompés par les illusions ou
les violences de mai.
P.S. -
Je remercie de tout cœur les lecteurs qui m'ont
écrit pour me donner leur approbation, m'apporter témoignages et
encouragements, m'inciter à l'action. Qu'ils me pardonnent de ne
pas leur répondre individuellement: ils sont trop nombreux, plus de
2.000. La semaine prochaine, je ferai connaître par la presse la
forme que prendra le
Comité pour la rénovation de l'Université.