Problème n°1: Les comptes extérieurs
Le Figaro
11 janvier 1957
Il y a vingt ans, le gouvernement de Front
populaire avait pris en charge une économie affaiblie par plusieurs
années de marasme. La production demeurait de 20% inférieure à
celle de 1929. On sacrifiait inconsciemment les producteurs à la
monnaie ou plutôt à une conception illusoire de la stabilité
monétaire. Le ministère Blum se laissa imposer la dévaluation à
chaud, il ne fut capable ni de la prévoir ni d'en maîtriser les
conséquences.
Le gouvernement actuel à direction
socialiste est arrivé au pouvoir alors que l'économie connaissait,
depuis trois ans, une phase d'expansion continue et rapide: 10%
d'augmentation annuelle pour l'industrie, 5 à 6% pour le produit
national brut, 5 à 6% pour les salaires réels. Inévitablement
apparaissaient des symptômes d'inflation. On craignait
l'accentuation de la disparité, visible depuis 1952, entre prix
français et prix étrangers.
La menace d'inflation a été aggravée, en
1956, par le froid exceptionnel de l'hiver, le rappel des
disponibles et la crise de Suez. En dépit de ces circonstances
défavorables, l'expansion s'est poursuivie à la même allure qu'au
cours des années précédentes jusqu'en novembre dernier et la hausse
des prix a été contenue, sinon arrêtée. Le bilan est donc
honorable.
En une génération, la manière de penser a
profondément changé. L'impératif premier est désormais celui de la
croissance, non celui de l'équilibre. Le gouvernement actuel, à cet
égard, n'a pas été infidèle à son programme. Mais il a dû payer
l'expansion par la perte d'une fraction substantielle des réserves
de devises. Le gouvernement Léon Blum, lui aussi, voyait fondre le
stock d'or de la Banque de France, en partie parce qu'il
s'obstinait à maintenir un taux de change que les dévaluations de
la livre et du dollar rendaient intenable.
La crise actuellement la plus grave, celle
des comptes extérieurs, n'est pas imputable exclusivement aux taux
de change. Il serait funeste d'imaginer qu'une opération monétaire
suffirait à résorber le déficit, mais il ne le serait pas moins de
croire qu'il suffit de continuer, vaille que vaille, la politique
actuelle, qui conduit inexorablement à la liquidation des réserves
de devises.
On a posé l'étrange principe que le niveau
actuel des prix était sacré. On a ensuite décrété que l'indice des
213 articles avait une signification décisive. Bien que les
salaires soient, dès maintenant, de quelque 20% supérieurs à ce
qu'ils étaient au moment où fut votée la loi d'échelle mobile,
l'éventualité de l'application de cette loi passe pour une
catastrophe. Afin d'empêcher l'indice d'atteindre le niveau fatal
de 149,1, on multiplie les mesures arbitraires, qui, les unes
disqualifient l'indice choisi par les législateurs, les autres
augmentent le déficit des finances publiques, un des principaux
facteurs d'inflation. On chauffe le thermomètre, on bloque la
colonne de mercure.
Comme pour se priver de toute liberté de
manœuvre, c'est le ministre lui-même qui déclare que le niveau de
149,1 marque le seuil de l'inflation. Cette proposition ne peut
nullement se fonder sur des arguments de fait: seules des réactions
psychologiques, possibles mais irrationnelles, provoqueraient les
conséquences que M. Ramadier juge inévitables. Il voudrait lui-même
les provoquer qu'il ne parlerait pas autrement.
Le moment est arrivé où les dirigeants
doivent choisir entre deux voies. Ou bien ils s'obstinent dans
l'artifice, empêcher par détaxation l'indice de monter,
maintiennent le cours des marchandises et de la monnaie au niveau
qui répond aux préférences des hommes mais non à la logique des
choses. En ce cas, d'ici quelques mois, on sera contraint, pour
protéger les stocks de devises, de revenir sur la politique de
libéralisation des échanges et de recourir à des procédés
administratifs de contrôle et de sélection, incompatibles avec le
Marché commun ou même avec la coopération dans le cadre de
l'O.E.C.E.
Ou bien nos dirigeants reconnaissent qu'à
la longue la stabilité ne peut être obtenue par l'artifice et que
les prix n'obéissent pas aux décrets. En ce cas, la remise en ordre
ne s'opérerait pas en un jour et le déficit des comptes extérieurs
ne disparaîtrait pas miraculeusement. Du moins, il ne serait pas
impossible d'éviter tout à la fois l'arrêt de l'expansion, faute
des importations indispensables, et le retour à un dirigisme du
commerce extérieur incompatible avec la diplomatie proclamée du
gouvernement.
Le choix entre ces deux voies ne pourra pas
être différé trop longtemps.