L’inceste est un sujet tabou. Pourquoi?
Réalités
Août 1971
Un entretien de Danielle Hunebelle avec Raymond
Aron et Serge Lebovici
La réaction instinctive d'une partie du public
de la télévision au moment de l'émission de Michel Polac sur le
film de Louis Malle a rappelé qu'il existe des tabous sociaux.
C'est le propre d’une société d'interdire certaines attitudes,
certains comportements. Mais c'est aussi un trait caractéristique
de la nôtre de voir les zones défendues s'amenuiser
rapidement.
Nous avons demandé à un sociologue, Raymond
Aron, et à un analyste, Serge Lebovici, de nous expliquer comment
naissent, se développent et meurent les tabous, les interdits, dans
une société et quel rôle ils y jouent.
Danielle Hunebelle – Pourriez-vous nous aider à
éclairer cette notion si complexe de tabou social? Comment
définissez-vous un tabou?
Raymond Aron -
Le tabou, c’est quelque chose qui ne peut pas être transgressé sans
susciter des sentiments de révolte profonde de la part de la
communauté. Le tabou violé, c’est un peu le sacrilège. Mais vous
dites tabou social? Tous les tabous sont sociaux, en ce sens qu'ils
se produisent au sein de sociétés - même s'ils varient de société à
société.Serge Lebovici -
En tant que psychanalyste, je définirai d'abord le tabou par la
transgression de la prohibition d'une certaine règle inscrite dans
une évolution biologique et mentale.Si cette règle est inscrite dans l'évolution
biologique et mentale, les tabous devraient être à peu près les
mêmes dans toutes les sociétés à une époque donnée?
R. Aron -
Votre question n'est pas objective... Vous voulez suggérer que si
le tabou n'est pas universellement le même dans toutes les
sociétés, il s'agit après tout d'un simple préjugé social. D'abord,
il y a certains interdits qui me paraissent quasiment universels,
par exemple les rapports sexuels entre la mère et le fils ou des
unions entre le père et la fille. Il ne s'agit pas là de préjugés,
ce sont des tabous inscrits dans l’affectivité des êtres, et on ne
peut pas les violer sans des conséquences que le psychiatre ou le
psychanalyste observe dans la majorité des cas.Pouvez-vous citer un certain nombre d’autres
phénomènes que vous classer parmi les tabous?
S. Lebovici -
Quand un musulman boit de l’alcool, il transgresse un tabou. Quand
un juif mange du porc, il transgresse un tabou.R. Aron -
Je ne suis pas sûr qu’à l'heure présente les tabous qui touchent
les aliments suscitent des réactions aussi fortes que les tabous
sexuels.S. Lebovici -
À moins que la nourriture soit sexualisée, à moins que les pulsions
intimes du sexe soient centrées sur la nourriture comme source d’un
plaisir aussi grand que le plaisir sexuel.Considérez-vous le drapeau, l’armée, comme des
tabous?
R. Aron -
Le drapeau n’est pas un tabou, ce n’est pas du même ordre. Là, nous
avons un phénomène atténué. La majorité des gens reconnaîtrait
immédiatement qu’il n’y a pas de conséquences autres que
symboliques dans le fait de profaner la tombe du Soldat Inconnu, ou
traîner le drapeau dans la boue. Évidemment, on se sentirait
choqué, énervé contre l’individu qui ferait cela. Mais je suis sûr
qu’à notre époque un patriote verrait une différence considérable
entre ne pas saluer le drapeau et avoir des relations sexuelles
avec sa mère.S. Lebovici -
Je suis tout à fait d’accord. D’un côté il s’agit de transgression
d’un rite. De l’autre, d’un phénomène qui nous fait horreur, au
sens sacré.R. Aron -
Disons que les interdits sociaux sont innombrables dans nos
sociétés comme dans toutes les sociétés, mais certains ont une
signification plus profonde par rapport aux dieux ou par rapport au
sacré ou encore par rapport à l’intégrité affective et morale de
l’individu.Classez-vous les haines raciales parmi les
tabous?
R. Aron -
Les sentiments raciaux ne sont pas des tabous. Dans les sociétés
blanches où la loi interdit non seulement les mariages, mais les
relations sexuelles avec les personnes de couleur, il s'agit d'un
interdit social, non pas d’un tabou.Le mythe qui encore certaines grandes
personnalités politiques, le général de Gaulle par exemple,
constitue-t-il un tabou?
R. Aron -
On ne peut pas dire qu'un mythe soit un tabou. Au maximum, si on
allait profaner la tombe du général de Gaulle, il y aurait des
réactions vives, un sentiment universel que c'est une grossièreté
inqualifiable, parce qu'attenter aux sentiments forts de ses
semblables est en soi agressif. Mais il n'est pas question de sacré
ni de dieu dans le cas du général de Gaulle.Cependant, il est convenu qu’à certaines
époques de considérer certaines institutions, l’armée par exemple,
comme un tabou: autrement comment expliquer l’aspect passionnel de
l’affaire Dreyfus, ou bien les prestiges sacro-saints des SS de
Hitler?
R. Aron -
Il n'est pas question de dire que l'armée est un tabou. Aragon dans
sa jeunesse écrivait: «Je veux c... l'armée française dans sa
totalité»; il n'a pas été arrêté. Il convient de distinguer les
tabous au sens fort du terme, c'est-à-dire quelque chose qui se
rapporte à la violation du sacré, et puis les objets d’un
attachement ou d'un respect ou d'une affection coutumière dans une
collectivité donnée, et ces sentiments sont l'objet d'une agression
lorsqu'un individu fait un certain nombre d’actes destinés à
exprimer le mépris qu’il éprouve pour ce que les autres respectent.
Celui qui va cuire des œufs sous l’Arc de Triomphe, ou le militant
des Black Panthers qui arbore à la télévision une chemise taillée
dans le drapeau américain, ceux-là commettent intentionnellement
une agression contre l'affectivité de leurs concitoyens. Tandis que
le garçon qui dans le film de Malle couche avec sa mère, il ne veut
pas commettre d'agression à l'égard des autres, D'un côté il y a
dévalorisation des symboles, de l'autre profanation du sacré.S. Lebovici -
Aron a raison. Il distingue le tabou, et puis les interdictions qui
sont faites au niveau de la collectivité et qui peuvent prendre la
valeur d'un tabou. Quelqu'un qui connaît bien les tabous, c'est le
psychiatre. Prenons comme exemple l’obsédé. L’obsédé a envie
d'injurier Dieu au moment où il fait une prière. Il est constamment
pris dans un conflit qui est la transgression de tabous privés. Je
me rappelle un malade, qui respectait son père, et avait
constamment peur d'avoir envie d’uriner sur sa tombe. Cet exemple
montre qu’il y a des tabous individuels qui ne sont pas forcément
de nature générale, alors, qu’il y a des tabous généraux qui sont
intangibles – comme l'inceste. L'obsédé crée sa propre religion:
s'il traîne un drapeau dans le ruisseau, il franchit un tabou en
fonction de ses croyances propres, mais pour la plupart des gens,
il s'agira d’offense à une institution, et non pas de la violation
d'un tabou.R. Aron -
Un certain nombre de sociologues nous donneraient sans doute tort.
Si on poussait un peu ce qu'écrit Durkheim, ou si vous prenez
Pareto, on trouverait une similitude de nature entre les différents
phénomènes d'interdits. Mais même si nous allions dans ce sens,
nous aurions des raisons de revenir au problème des tabous sexuels,
et de distinguer deux sortes d'interdits. Car il y a ceux qui
changent de société à société, et ne peuvent donc avoir de racines
physiologiques, organiques, permanentes. Par exemple l'interdiction
du mariage avec la fille de l'oncle maternel dans certaines
sociétés n'est pas enracinée dans la structure de l'être humain ou
dans la nature des pulsions. Par contre, l'interdit des relations
sexuelles entre la mère et le fils semble avoir une racine
biologique, et en outre il est intériorisé au point que sa
violation suscite des troubles psychologiques.Si vous considérez comme interdits universels
uniquement certains tabous sexuels, peut-on inférer que les tabous
sociaux sont tels parce qu’ils sont symboliques de tabous
sexuels?
S. Lebovici -
Autrement dit, le psychanalyste peut-il penser que toute
interdiction est un déplacement de l'interdiction primordiale de
l'inceste et du parricide? (Pour avoir couché avec sa mère, il
fallait qu'Œdipe tue son père.) Au niveau individuel, l'origine des
tabous se situe bien là. Ce qui ne prétend pas expliquer le
problème de la diversité des institutions sociales.R. Aron -
Le psychanalyste croit à une certaine structure de l'être, et
remonte à la situation œdipienne fondamentale. Le sociologue, lui,
constate que la structure psychique de l'être humain tolère une
extraordinaire diversité. Je suis un sociologue non sociologiste,
c'est-à-dire qu'un «sociologiste» dirait que l’essence des
interdits, c'est la communauté elle-même.S. Lebovici -
Je connais un malade dont le père a été interné dans un asile
psychiatrique. Bien que totalement étranger à la demande
d'internement, ce malade a peur d'écrire des lettres, il a peur de
changer de costume, de chaussures, il se comporte comme s’il était,
lui, responsable de l'internement de son père. Peut-être
existe-t-il des sociétés où il est recommandé d'envoyer son père
dans un hôpital psychiatrique, mais comme ce n'est pas prescrit
dans la nôtre, ce malade se sent coupable. Et le sentiment de
culpabilité est, lui, universel, et mis en cause à propos de
n’importe quoi pour un individu donné. On pourrait donc faire
remonter l'origine du tabou à une espèce de structure mentale, au
sentiment inconscient de culpabilité.Comment expliquer le passage de l’individuel au
collectif?
R. Aron -
Le tabou collectif ne fait pas de difficulté. Il s'agit aux yeux
des psychanalystes de déplacements d’interdits œdipiens
fondamentaux. Tel ou tel interdit se répand dans une société, et la
violation de ces interdits crée chez chaque individu un sentiment
de culpabilité, qui remonte à sa conscience initiale.N’existe-t-il pas une explication mécanique
beaucoup plus simple. L’expérience a prouvé que l’union entre
consanguins aboutissait à des catastrophes génétiques. L’horreur de
l’inceste n’est-elle pas liée à la répulsion que nous éprouvons
face à des malformations?
S. Lebovici -
L'expérience n’a rien prouvé du tout. J’ai vu des enfants fruits de
l'union d'un père avec sa fille. Biologiquement, ils étaient
parfaitement sains et normaux. Psychologiquement, c’était une autre
affaire.R. Aron -
Vous faites allusion au cas des gènes récessifs chez les enfants
incestueux? Roger Martin du Gard présente lui aussi dans
«Confidences africaines» un rejeton anormal né de l'inceste d’un
frère avec sa sœur. Mais la règle des cousins parallèles ou croisés
est fréquente dans les sociétés archaïques. On connaît le mécanisme
génétique. Il n'a jamais été établi que des unions entre mère et
fils produisaient des monstres biologiques. Cette hypothèse est de
pure fantaisie.Alors comment expliquez-vous l’interdit
universel sur l’inceste?
S. Lebovici -
Je donne une explication qui est celle de la psychanalyse. L'enfant
est lié à sa mère par des liens qui sont faits de sa dépendance,
c’est-à-dire qu’il est beaucoup trop jeune, qu’il a besoin de sa
mère, et ce besoin de sa mère est assisté par des soins nourriciers
au début de sa vie, il est dans une espèce d'unité avec sa mère le
soignant, et cette unité il faut qu'elle s'ouvre, qu’elle se
sépare, il faut que l'enfant prenne conscience de sa propre
existence et tout cela s’inscrit dans sa biologie, sa mère se
détourne peu à peu de lui, elle ne lui donne pas tous les soins
dont il a besoin. Ce besoin qu’il a de sa mère se transforme en
désir. C'est l’articulation entre le besoin et le désir qui est le
thème essentiel de la psychanalyse... Il est de la nature de
l'homme que ce désir ne puisse être jamais satisfait, que
l'excitation pulsionnelle soit constante. Si on admet le désir de
sa mère satisfait, c’est la mort. Autrement dit le retour à la
situation initiale de fusion avec la mère, qui ne permet aucune
existence.La consommation de l’inceste est une mort
psychique?
S. Lebovici -
Oui. Je suis schématique, car j'ai vu beaucoup d’incestes entre
filles et pères qui n'aboutissaient pas à des catastrophes, mais au
sens simple du terme, entre une mère et un fils, c’est la mort
psychique.La plupart des Français qui ont écrit à Michel
Polac après l’émission télévisée ne connaissaient rien à la
psychanalyse.
S. Lebovici -
Les gens ont une horreur naturelle de l’inceste.R. Aron -
Peut-être le dernier tabou au sens fort du terme restera-t-il le
tabou de l'inceste parce que les psychanalystes ont raison, c'est
le tabou originel. On peut donc concevoir la réduction du sens du
sacré, on peut concevoir aussi l’atténuation du sentiment
religieux, bien que je croie plutôt au transfert du sentiment
religieux, mais il y aura tout de même l’interdiction de l’inceste.
D'ailleurs Louis Malle a essayé de faire passer la violation de ce
tabou pour quelque chose de dénué de signification, il a pris une
mère, qui ne ressemblait pas à une mère, qui était une Italienne,
une étrangère. Ensuite quand ils en ont discuté, ils ont tous voulu
en parler comme si c’était une chose qui n'avait pas de
conséquence.Pourquoi?
R. Aron -
Peut-être parce qu’ils éprouvent encore un sentiment qu'ils veulent
dissimuler par hypercompensation. Si vraiment il s'agissait d'un
pseudo-tabou, il fallait aller jusqu'au bout. Ils disent qu'ils
n'ont pas voulu choquer, mais ils savaient quand même que c'était
quelque chose qui remonte au plus profond de la personne
humaine.Comment meurt un tabou?
S. Lebovici -
Le tabou de l’inceste n’est jamais mort puisque tout le monde
continue à éprouver l'horreur. D'autres tabous sont variables et
éphémères.R. Aron -
Les tabous alimentaires, oui, naissent et meurent. Il y a des
religions qui meurent, et dans des religions qui ne meurent pas il
y a certains aspects rituels qui meurent.Peut-on imaginer une société où il n’y aurait
plus aucun respect de l’armée, de la religion?
R. Aron -
Il n'y a plus en principe de respect de la religion en Union
soviétique mais on essaie de créer le respect du Parti communiste,
il est facile d’y retrouver les principes de ce qu'on a expulsé. On
essaie de récréer l'infaillibilité du Parti, ce sont des
caricatures de religion, des déformations du sentiment de religion,
mais toutes les sociétés que nous observons éliminent certaines
formes de respect traditionnel et essaient d'en recréer d'autres.
Il est difficile de concevoir une société où il n’y ait pas un
fondement affectif du droit de certaines institutions au respect,
ou encore à l'autorité.Dans quelle mesure est-il souhaitable de
favoriser l’affranchissement des tabous?
S. Lebovici -
On a placardé sur les murs en mai 1968 «Il est interdit
d'interdire», eh bien on peut toujours essayer d'interdire
d'interdire...R. Aron -
D'ailleurs cette formule est une contradiction. Si vous dites qu'il
est interdit d'interdire, vous interdisez, c’est une proposition
qui se détruit elle-même. Et elle révèle pour ainsi dire son
absurdité.Votre position à tous deux n’est-elle pas un
peu conservatrice et réactionnaire?
S. Lebovici -
Pas du tout. Nous croyons à la vertu des conflits, mais nous ne
croyons pas à la suppression définitive d’interdits qui remontent à
la situation œdipienne.R. Aron -
Cela signifierait une société totalement anarchiste, ce qui est
absurde par rapport à tout ce que nous savons de la vie en
collectivité. La libération est un mot dont on se gargarise
aujourd'hui, il faudrait voir ce qu’on appelle libération dans
chaque cas. Si vous me demandez: «Est-il souhaitable que l'on ait
libéré les jeunes filles des interdits qui pesaient sur elles dans
la bourgeoisie de 1890», je vous répondrai avec enthousiasme: Oui.
Ce que Léon Blum écrivait sur le mariage à l'époque, je suis tout
prêt à le reprendre aujourd'hui, ce qu'il disait était vrai et cela
représentait une libération. Ce qui ne signifie pas que coucher à
tort et à travers soit la meilleure façon de préparer une existence
équilibrée.Parmi les interdits sexuels en voie d’être
«libérés», il y a également l’homosexualité.
R. Aron -
Ce qui est vrai pour l'homosexualité est faux pour l'inceste, il
peut être souhaitable que l'homosexualité cesse d'être un tabou
alors que l'inceste ne peut pas cesser de l'être. On voudrait,
quand il y a accord des partenaires, que l'homosexualité ne soit
pas punie par la loi. C'est une libération par rapport à la loi
pénale.L’avortement ne fait pas partie des
tabous?
R. Aron -
C'est même frappant à quel point il n’y a pas de tabou sur ce
sujet. Les femmes proclament qu'elles se sont fait avorter, ce qui
ne suscite aucun sentiment d'horreur et n’est pas considéré comme
agressif. Il y a un million et demi d'avortements par an au
Japon…Dans certaines sociétés l’avortement est
sanctionné par la loi, dans d’autres non.
R. Aron -
Parce qu’il y a beaucoup de délits et de crimes qui ne constituent
pas des violations de tabous. Signer un chèque sans provision n'a
jamais été considéré comme violation de tabou. Mais il n'y a pas de
société où l'on valorise le fait de ne pas tenir sa promesse.Estimez-vous que la dissolution des tabous dans
une société donnée amène très vite sa désagrégation?
R. Aron -
Ce n'est qu’une manière de répéter qu'il n’y a pas de société sans
interdits ni obligations, et je crois que les hommes qui essayent
de se donner cette prétendue libération totale sont malheureux de
ce vertige du vide.S. Lebovici -
Je viens de passer une journée à un séminaire, nous avons discuté
de la psychanalyse de l'adolescent. Quand vous ne proposez pas un
système de valeurs aux adolescents, eh bien ils en trouvent un
autre. Ils ne peuvent qu'être déprimés si on leur supprime toute
possibilité d'identification. Les tabous, c'est une possibilité
d'identification. On ne peut pas cimenter une société sans qu’il y
ait des valeurs communes.La notion de sacré est-elle inhérente à
l’homme?
S. Lebovici -
La culpabilité est inscrite dans la nature humaine.Peut-on conclure qu’aucune société n’est
cohérente sans certains tabous?
R. Aron -
Je dirai plus simplement: sans un système d’interdits et
d’obligations fondés sur des attachements et des horreurs
affectifs.