Des économistes qui croient au Père Noël
Le Figaro
6 décembre 1957
Depuis des mois, je plaide, dans ces
colonnes, non pas contre l'expansion, mais contre le souci exclusif
de l'expansion. Je rappelle que l'expansion, par elle-même,
n'assure pas l'équilibre des comptes extérieurs - proposition de
bon sens qui, en un pays où l'inculture économique serait moins
répandue, aurait à peine besoin d'être soulignée. J'affirmais que
l'expansion devrait être, à l'heure présente, subordonnée à
l'équilibre: du coup, je devenais, aux yeux de certains, un
"doctrinaire de l'austérité".
L'épuisement des réserves de devises que
j'avais, sans grand mérite, prévu pour la fin de l'année 1957 est
désormais un fait accompli. Il ne reste plus que 200 milliards d'or
de la Banque (c'est-à-dire moins de 600 millions de dollars),
d'ailleurs partiellement hypothéqués. Se réjouir parce que
l'expansion continue me paraît donc une singulière illusion, en un
moment où, fautes de devises, le ravitaillement de l'économie en
matières premières est en péril.
M. A.-L. Jeune, dans
Les Informations
, me reproche de ne connaître que les chiffres, d'ignorer le
travail, les hommes, la monnaie, je ne sais quoi encore. En bref,
comme je refuse de participer à l'enthousiasme que soulève la
progression de l'industrie française, je me rends coupable d'une
hérésie majeure. Pour un peu, on me représenterait comme hostile à
l'accroissement même de la production et à l'élévation du niveau de
vie.Repartons des faits, incontestables,
évidents. La France a besoin d'importer matières premières,
énergie, machines. Si elle manque de devises étrangères pour
financer les importations, non seulement l'expansion s'arrêtera,
mais le niveau de production ne pourra pas être maintenu. La crise
que provoquerait l'arrêt des importations essentielles serait
autrement grave que le ralentissement d'activité qu'aurait exigé le
retour à l'équilibre, il y a un an.
Mes contradicteurs, qui prétendent faire
passer l'expansion avant l'équilibre, devraient m'expliquer d'où
viendront les devises qui nous manquent. Comptent-ils sur un
emprunt allemand, américain? Estiment-ils que cet emprunt se
renouvellera indéfiniment? Qu'il ne sera pas accompagné de
conditions?
Une économie qui croît dans le déséquilibre
des comptes extérieurs est malsaine. Le déséquilibre prouve ou bien
que la consommation intérieure, privée et publique, absorbe une
fraction trop grande des ressources, ou bien que les producteurs ne
se soucient pas assez des marchés extérieurs, ou bien que le taux
du franc est artificiel. Quelle que soit la cause, quand une
économie perd quelque deux milliards de dollars en dix-huit mois,
la première tâche est de mettre fin à l'hémorragie de devises. À
moins de faire confiance au Père Noël, personne ne peut
raisonnablement établir un autre ordre de priorité. La seule
question est de savoir si la continuation de l'expansion est
favorable ou non au rétablissement de l'équilibre, compatible ou
non avec lui.
On ne saurait dire, de manière générale,
que l'équilibre soit incompatible avec l'expansion, ni même que le
rétablissement de l'équilibre ne puisse jamais s'opérer dans le
maintien de l'expansion. Mais il s'agit de savoir si, à l'heure
présente, on peut combiner expansion et équilibre. La réponse est
que, selon toute probabilité, il faudra que se ralentisse
substantiellement l'allure de l'expansion si l'on veut que cesse
l'hémorragie de devises. Au cas où l'industrie progresserait de 10%
en 1958, il est à craindre que l'or et les emprunts ne suivent la
voie des réserves du Fonds de stabilisation. L'indice de production
d'octobre reflète d'ailleurs de ralentissement (5,5% par rapport à
octobre 1956).
Actuellement, trois causes principales
agissent dans le sens de la hausse des prix: l'insuffisance de
certaines productions agricoles, la rareté de la main-d'œuvre, le
déficit des finances publiques. Tout le monde est d'accord pour
réduire ce déficit, même si les économies doivent, ici et là,
entraîner une hausse de production. Le relèvement des coûts de
production est inséparable du suremploi. Pour atténuer ce dernier,
il faudra, là encore, consentir à un ralentissement de l'expansion.
Les mesures indispensables pour stabiliser les prix tendront, par
elles-mêmes, à ralentir l’activité. La politique du gouvernement,
quels que soient les mots employés, se recommande, en fait, des
idées que je défends. Toute la question est de savoir si elle va
assez loin.
M. Pinay, en 1952-1953, n'a jamais eu pour
objectif l'arrêt de l’expansion. Il s'est proposé de stabiliser les
prix mais il a, indirectement, provoqué la stagnation temporaire de
l'économie. Pour stabiliser les prix aujourd'hui, il faut de même
agir sur les causes des hausses, excès de la demande globale,
déficit des finances publiques, suremploi. Il est probable que
cette action, à supposer qu'elle soit efficace, aura pour
conséquence au moins un ralentissement de l'expansion, ce qui
représentera le prix à payer pour le rétablissement de l'équilibre.
Depuis deux ans, le Grande-Bretagne consent à la stagnation pour
sauver ses réserves de devises. Peut-être le prix payé par les
Britanniques est-il excessif. Mais celui qui refuse de payer si peu
que ce soit finira par payer le plus cher.
La considération des devises étrangères
n'est pas, comme le disent nos contradicteurs, abstraite et
théorique, elle est suprêmement concrète: les devises représentent
le charbon de nos usines, le pétrole de nos automobiles et
l'indépendance de notre diplomatie.