Démocraties 1960
Le Figaro
17 décembre 1959
Quinze ans après l'armistice de 1918,
Hitler était chancelier; quinze ans après la capitulation
inconditionnelle du IIIe Reich, les institutions démocratiques en
Europe occidentale paraissent plus stables, moins vulnérables qu'à
aucun moment depuis le début du siècle (la France exceptée).
En revanche, hors d'Europe, les États
nouveaux qui avaient adopté des constitutions imitées de celles de
l'Occident ont dû, pour la plupart, renoncer en fait, sinon en
droit, à un "régime de partis". En Indonésie, la démocratie est
désormais orientée d'en haut; en Birmanie, au Pakistan, au Siam, un
général règne et non plus une Assemblée. En Afrique, les États
nouveaux paraissent tous s'orienter vers la prédominance d'un
parti, sinon vers la formule du parti unique. Parmi les États
nouveaux, l'Inde fait exception, avec un parlementarisme à
l'anglaise, des élections libres au suffrage universel et une
concurrence organisée entre les partis. Encore convient-il
d'ajouter que l'expérience est brève et qu'elle a été favorisée par
l'existence d'un parti - celui du Congrès - qui avait été
l'expression de la volonté d'indépendance et dont le chef jouissait
et jouit encore d'un prestige incomparable à titre de disciple de
Gandhi en même temps qu'à titre personnel.
Le mot
démocratie
est utilisé dans des sens si nombreux qu'il ne sera pas inutile de
le définir avant de chercher l'explication des succès et des échecs
de ce mode de gouvernement, la démocratie, non telle que les
doctrinaires l'on rêvée mais telle que les sociétés modernes la
réalisent est un mode de désignation des gouvernants, un mode
d'exercice de l'autorité. Des élections permettent à des candidats,
se recommandant des diverses idées et des partis rivaux, de
recueillir les suffrages. Directement ou indirectement désignés par
le vote populaire, des hommes, qui acceptent le caractère
transitoire de leur règne, gouvernent selon des règles fixées par
la Constitution. Toutes ces propositions s'appliquent aux régimes
dits présidentiels comme aux régimes dits parlementaires: dans les
premiers, le suffrage universel choisit lui même le détenteur du
pouvoir exécutif, dans les seconds, ce détenteur est formellement
désigné de manières diverses mais il émane, en dernière analyse, de
la majorité parlementaire.Entre démocratie moderne et pluralité des
partis, il y a donc un lien que tels observateurs moroses peuvent
déplorer mais qu'ils ne sauraient nier sans fermer les yeux à
l'évidence. L'histoire politique de l'Occident aboutit à lier
démocratie
et
partis
, non par accident mais par suite de la nature des choses (si l'on
ose emprunter cette expression à Montesquieu et au général de
Gaulle). L'idée démocratique suggère celle d'autogouvernement. Le
gouvernement par le peuple étant impossible, l'élection de
représentants est devenue le symbole, la traduction effective de la
souveraineté populaire. Or l'élection n'a de sens qu'à la condition
qu'il y ait plusieurs candidats et la pluralité des candidats
entraîne inévitablement celle des partis.Si la démocratie occidentale comporte, par
essence, la compétition entre partis afin d'obtenir les suffrages
des électeurs, il n'en résulte pas qu'une Constitution comme celle
de la IVe République, qui laissait libre cours à cette compétition,
sans garantie ni contrepoids, fût la meilleure. Un régime
démocratique est d'abord un mode de gouvernement. Si un régime rend
impossible toute continuité du pouvoir, toute décision, on ne le
sauvera pas en le baptisant démocratique. Il est normal de
soustraire certaines fonctions à la concurrence des partis, parce
que celle-ci entraîne toujours un danger de démagogie. Il est
indispensable que l'exécutif ne soit pas quotidiennement à la merci
des assemblées, de leurs sautes d'humeur, de la surenchère à
laquelle ne résistent pas toujours les élus. Quel que soit le
jugement que l'on porte sur la Ve République, celle-ci reste, sur
le papier, à l'intérieur du genre de la démocratie occidentale.
Tous les pouvoirs procèdent du suffrage, directement ou
indirectement, et les partis sont libres de s'organiser et de faire
campagne.
Les adversaires de partis multiples et de
leurs querelles se divisent quand il s'agit de la solution de
remplacement. En gros, on peut concevoir, à notre époque, trois
types de régimes qui évitent la lutte de partis. Le régime
totalitaire, qu'il soit fasciste ou communiste, établit un monopole
d'idéologie et d'action au bénéfice d'un parti unique, plus ou
moins confondu avec l'État lui-même. Un régime comme celui dont
rêvaient les premiers doctrinaires de Vichy, en 1940, aurait été
sans partis. La représentation devait être celle de communautés
locales ou professionnelles, excluant la rivalité idéologique.
Enfin, la scène internationale nous offre des exemples multiples de
régimes qui ne sont ni totalitaires, dans le style du IIIe Reich ou
de la Russie soviétique, ni «dépolitisés», selon l'idéal des
conservateurs français, mais autoritaires; le détenteur du pouvoir
suprême est tantôt un général, comme au Pakistan, tantôt un civil,
comme en Indonésie, tantôt il a reçu le pouvoir par assentiment
unanime, tantôt il s'en est emparé par un coup d'État. La plupart
des pays dits sous-développés ont des régimes qui appartiennent à
ce troisième type. Plusieurs des États nouveaux d'Afrique semblent
prendre la même voie.
Quelles que soient les préférences de
chacun, la première tâche est de comprendre pourquoi, dans
certaines circonstances et dans certains pays, la compétition des
partis permet la formation de gouvernements acceptés, stables,
normalement efficaces, et pourquoi, ailleurs ou en d'autres temps,
cette compétition dégénère en conflits sordides et en une sorte
d'anarchie. La République de Bonn peut-elle réussir là où la
République de Weimar avait échoué? La Ve République, en France,
peut-elle éviter les fautes auxquelles ont succombé tour à tour la
IIIe et la IVe?