Sagesse de Machiavel
Le Figaro
4 juillet 1968
Les historiens de la "révolution de mai"
gardent le choix entre deux interprétations: imputer au gaullisme
soit la responsabilité des événements, soit le mérite d'avoir
surmonté la crise. Les électeurs, eux, devaient choisir entre
majorité et opposition. Mais ce choix demeurait théorique pour la
simple raison que personne ne croyait l'opposition de gauche -
communistes, Fédération, P.S.U. - assez cohérente pour constituer
un gouvernement à la fois légal et libéral. Il en résulte, me
semble-t-il, que beaucoup d'électeurs, en dépit des critiques
qu'ils formulaient contre la gestion gaulliste, devaient, faute de
mieux, faire confiance à ceux qui exerçaient le pouvoir avant la
tourmente et qui devront en maîtriser les conséquences
demain.
Les événements de mai 1968 demeurent, à
beaucoup d'égards, mystérieux. L'avenir seul nous apprendra s'il
s'agit d'un "accident de parcours" durant une phase de
modernisation ou de forces souterraines, soudain surgies à la
lumière et destinées, après une disparition dans l'ombre, à se
manifester une nouvelle fois avec une violence accrue. Mais, en
attendant le verdict de l'avenir, tenons-nous-en au niveau de la
politique, non de l'histoire (pour reprendre la distinction chère à
André Malraux).
Le parti communiste, pendant la première
semaine des troubles, condamne les étudiants de Nanterre, puis il
ordonne une grève générale de 24 heures le lundi 13 mai,
officiellement pour protester contre les brutalités policières,
probablement pour reprendre en main les troupes ouvrières. Quelques
jours plus tard, les premières occupations d'usines interviennent
en province et, de nouveau, la C.G.T., qui n'envisageait pas,
semble-t-il, un grand mouvement revendicatif au printemps,
déclenche une grève quasi générale et illimitée, au moment où la
commune estudiantine parle sans discontinuer et où les écrivains
prennent d'assaut l'hôtel de Massa. Enfin, à partir du lundi 27
mai, les dirigeants communistes lancent le mot d'ordre de
"gouvernement populaire", ils se laissent entraîner à la
politisation de la grève générale, démarche à laquelle ils
s'étaient opposés aussi longtemps que possible.
Ce rappel de faits connus laisse subsister
une incertitude: l'accord de Grenelle, auquel M. Séguy avait
souscrit au nom de la C.G.T., a-t-il été rejeté spontanément par
les ouvriers de Billancourt ou ce refus est-il dû soit aux jeunes
et aux mouvements activistes, soit à certains membres du bureau
politique du P.C., opposés à la ligne suivie par la C.G.T.?
En dehors de toute interprétation (et
l'électeur moyen n'a pas les possibilités de pénétrer les arcanes
du pouvoir et de l'opposition), il reste que le P.C. a commis, non
par décision libre mais sous la pression des circonstances, une
erreur grossière: recourir à des moyens apparemment
insurrectionnels sans vouloir le moins du monde une insurrection.
Celle-ci aurait comporté le risque inévitable d'intervention de
l'armée et de guerre civile. Personne ne croyait plus à la grève
générale - mythe sorélien qui fleurissait au début du siècle.
Le P.C., sans aller jusqu'au bout,
puisqu'il ne déclencha pas la grève de l'électricité, donna au
Français moyen l'impression qu'il voulait paralyser la vie
nationale. Bien plus, comme l'alliance de la Fédération et du P.C.,
en période de crise, apparaît celle du pot de terre et du pot de
fer, l'opposition a pris figure, en dépit d'elle-même, de mouvement
révolutionnaire.
Il suffit de relire Machiavel pour
comprendre la déconfiture électorale de la gauche. L'erreur à ne
pas commettre, écrit le Florentin, c'est de faire peur et de ne pas
frapper. La gauche a commencé par faire peur et, d'un seul coup, en
une demi-heure, à la suite d'un discours de quelques minutes, elle
a juré ses grands dieux qu'elle n'avait jamais eu de mauvaise
intention (ce qui, d'ailleurs, est vrai). Malentendu, a-t-elle
proclamé; nous n'avions d'autre objectif que de mettre les
étudiants à la place des professeurs et de provoquer l'inflation
par des hausses de salaires.
Comment les électeurs pouvaient-ils régir à
ces extraordinaires péripéties? Ou bien par une conversion au
communisme ou bien par un renforcement du parti de l'ordre qui
coïncide, pour l'instant, avec le parti gaulliste. Avec le scrutin
uninominal à deux tours, en pareille conjoncture les partis
intermédiaires n'ont guère de chances et les nuances de l'opinion
tendent à s'effacer.
Telles se dégagent donc, prévisibles depuis
plusieurs semaines, les conséquences des exploits révolutionnaires,
dont les intellectuels du P.S.U. tirent tant de fierté:
renforcement électoral du gaullisme, rejet provisoire du P.C. dans
le ghetto dont il s'efforçait de sortir et dont l'intérêt de la
France commandait de le faire sortir progressivement, rupture
virtuelle de l'unité de la gauche, un gouvernement de la gauche
modérée apparaissant de moins en moins comme une alternative au
gaullisme, affaiblissement durable de l'économie française à la
veille de l'entrée dans le Marché commun, perte de crédit regagné
par la France au-dehors. Admirable bilan.
Le pouvoir gaulliste ne parviendra pas à
gouverner, répondent nombre d'opposants. Les jeunes, dans
l'université et au-dehors, reprendront, demain ou après-demain,
leur action. Les syndicats relanceront les grèves et l'agitation
lorsque les ouvriers découvriront par eux-mêmes la vanité de la
plupart des avantages obtenus. Il se peut, encore que le pire ne
soit pas toujours certain, mais ces Cassandres devront prendre
garde de ne pas se laisser confondre avec les manipulateurs des
masses. Le parti politique qui a créé les C.A.L., autrement dit les
comités d'action dans les lycées, qui lance dans la rue des lycéens
de 15 à 16 ans, ne se contente certes pas d'attendre passivement
que se lèvent les "orages désirés". Je persiste à ne pas croire que
la réforme des entreprises et des universités ait rien de commun
avec le politisation des moins de 18 ans ou avec le style
anarchisant de la Commune estudiantine.
Sacrifions pourtant à la mode et à
l'espérance, reprenons la formule courante "du bon usage des
révolutions". Les sentiments confus qui animaient les
révolutionnaires de mai oscillaient entre la nostalgie poujadiste
d'une société préindustrielle et l'aspiration futuriste à une
société post-industrielle, assez riche pour se préoccuper moins de
la production et davantage des loisirs, de la culture, de la
nourriture des âmes. Malheureusement, la France demeure pauvre.
Quelle que soit la répartition du revenu national, pour la majorité
des Français l'emploi et le niveau de vie continuent d'être le
premier souci. Or la compétition internationale, le Marché commun
imposent une discipline sévère: les révoltés de mai se dressaient,
les uns contre les scléroses qu'il faut briser, les autres contre
les rigueurs auxquelles une société en quête de modernité ne peut
se soustraire.
Si la gauche n'a pas le courage de faire
cette distinction, si elle s'accroche à ses rêves, si, selon les
meilleures traditions, elle entreprend la sacralisation de son
délire temporaire, peut-être, en effet, l'explosion de mai
sera-t-elle suivie d'autres bouleversements. Mais, en ce cas,
imitant M. Guy Mollet, M. Pompidou l'appellera demain, avec
satisfaction ou avec regret, la gauche la plus bête du monde, ce
qui ne suffit pas à garantir l'intelligence de la droite, gaulliste
ou non.