L’Université: De la révolution aux réformes. Les
mains libres?
Le Figaro
17 septembre 1968
Après "le bruit et la fureur" de la
révolution universitaire, voici la crainte et le tremblement devant
la rentrée et les réformes. Car, dans l’Université, sinon dans la
société française,
"les choses ne seront jamais plus comme
avant"
. Il ne convient donc pas de poursuivre la polémique sur la
grandeur ou l’absurdité de la Commune estudiantine, d’admirer les
barricades, les drapeaux rouge ou noir, ou de s’en indigner. C’est
vers l’avenir qu’il faut maintenant tourner nos regards. Parents,
professeurs ou étudiants s’accordaient au moins sur un point:
l’insatisfaction. Celle-ci avait même atteint un point tel que tout
changement passe aisément pour un progrès, contrepartie naïve du
conservatisme d’hier qui ne prépare pas nécessairement des
lendemains qui chantent.La crise du printemps, conforme au style de
l’histoire française, entraîne simultanément deux sortes de
conséquences: elle écarte certains obstacles, certains blocages,
mais, d’un autre côté, elle laisse un héritage d’amertume, de
troubles aussi ou d’inquiétude et elle crée d’autres blocages. Elle
brise la résistance de certains groupes d’enseignants –
appelons-les traditionnels – attachés à des méthodes, à des
matières, à des examens ou concours que les réformateurs, pour
diverses raisons, bonnes ou mauvaises, voulaient modifier. Mais les
exploits du
Comité d’action des étudiants de médecine
annoncent le climat qui va régner demain, le harcèlement dans les
locaux universitaires au lieu des grandes batailles de rues. Il
reste que, grâce à la révolution, le ministre a les mains libres,
plus qu’aucun de ses prédécesseurs.Le tronc commun, avec report du latin à la
classe de 4e, aurait soulevé une tempête, en d’autres temps, M.
Edgar Faure l’imposera sans grande peine. Faut-il s’en féliciter
sans hésitation? Le bureau du syndicat C.F.T.C. de l’Éducation
nationale conclut une étude par l’affirmation que
"l’introduction d’un tronc commun n’a guère que
l’apparence d’une réforme démocratique"
. Et encore:
"Lorsque s’achève le temps que les enfants
doivent passer dans le premier degré, ou bien les connaissances et
la formation fixées par les programmes sont acquises, ou bien elles
ne le sont pas; en fait elles le sont pour certains et pas pour
d’autres. Doit-on alors pénaliser les élèves les mieux doués ou
ceux qui ont le mieux travaillé et leur faire marquer le
pas?"
J’admets que le tronc commun présente des
avantages et que la part du latin, dans le second degré, se
rétrécira comme une peau de chagrin, victime de l’esprit du temps.
Il ne s’agit pas là d’un enjeu vital, à condition que, sous
prétexte de démocratisation, on n’en vienne pas à favoriser ce
qu’un professeur communiste, cité par la commission de la C.F.T.C,
M. Cogniot, appelait
"le nivellement mécanique par le bas"
.De même, la crise de mai permet la réforme
du système des examens et concours, et, sur ce point encore, le
ministre disposera d’une liberté d’action inconnue en période
tranquille. L’externat a disparu en vingt-quatre heures: un
concours de moins pour les étudiants en médecine. De même, je ne
verrais aucun inconvénient à la suppression de la dualité
C.A.P.E.S.-agrégation pour le recrutement des professeurs du second
degré. Les agrégations que je connais, celles de philosophie,
d’histoire, de droit ou d’économie politique, me paraissent un
compromis équivoque entre sélection de savants et sélection
d’enseignants. Reste à savoir si, au milieu de la décomposition
présente, il ne convient pas de préserver les institutions qui,
même contestables, présentent quelque solidité. La critique des
examens et concours – et, depuis des années, je l’ai pratiquée sans
retenue – glisse aujourd’hui à la démagogie.
La nocivité du système français apparaît
sous une forme presque caricaturale dans le second degré. Elle
consiste en la détermination du niveau hiérarchique, une fois pour
toutes, par l’examen ou le concours passé en début de carrière ou
même avant le début de la carrière. Obligation de service et indice
de traitement dépendent du grade ou du titre, sans référence aux
mérites des enseignants. Parfois ceux-ci, déjà en poste, consacrent
une partie de leur temps à préparer examen ou concours au lieu de
se vouer à leur classe, à la formation proprement pédagogique, ou
au recyclage
parce qu’ils n’ont pas d’autre moyen de
promotion
.Même le ministre ne parviendra pas aisément
à réformer cette hiérarchie jointe des grades ou titres et des
indices, mais il doit s’y efforcer. De toute évidence, la promotion
au choix, au mérite, comporte le danger de favoritisme: la
substitution d’une carrière unique pour tous les enseignants du
second degré, aussi automatique que la carrière actuelle des
licenciés, certifiés ou agrégés, ne représenterait pas un progrès;
au contraire. Réduire autant que possible le nombre des échelons
hiérarchiques parmi les enseignants du second degré, offrir à ces
derniers un autre mode de promotion que les examens ou concours,
les maintenir en contact avec les novations pédagogiques et
scientifiques, telles me semblent les idées directrices d’une
révision qui sera d’autant mieux acceptée que la presse, les
parents, les parlementaires cesseront enfin de faire du corps
enseignant
"ce pelé, ce galeux d’où venait tout le
mal"
.L’obsession des concours
Le recrutement et la hiérarchie des
professeurs de l’enseignement supérieur posent des problèmes
autres. Problèmes à beaucoup d’égards nouveaux en France puisque
des milliers d’assistants et de maîtres-assistants ont été nommés
au cours de ces dernières années dans les facultés des lettres et
des sciences. Celles-ci éprouvent à leur tour les difficultés d’une
hiérarchie permanente, des carrières inégalement heureuses à
l’intérieur du corps enseignant – difficultés que connaissaient
depuis longtemps les facultés de médecine où s’épanouissait ce que
l’on appelle désormais le "mandarinat": le patron, avec son équipe,
ses disciples, qui cumule des fonctions scientifiques et
administratives, qui défend ses élèves, etc. À la faculté des
lettres, le "mandarinat" ne prenait pas le même caractère.
Cependant, les professeurs titulaires de certaines chaires à la
Sorbonne, siégeant au Comité consultatif, exerçaient parfois sur
les nominations dans la France entière une influence excessive,
réservant leur soutien aux amis, politiques ou scientifiques.
Certaines réformes, déjà envisagées, se
présentent d’elles-mêmes à l’esprit: le même professeur ne devrait
pas siéger plus de quelques années au Comité consultatif (celui qui
décide des inscriptions sur la liste d’aptitude à l’enseignement
supérieur). La thèse d’État qu’
il serait à mon sens déraisonnable de
supprimer
, comporterait des équivalences: le Comité consultatif ou un comité
ad hoc
de spécialistes déciderait que les publications d’un savant
constituent l’équivalent de la thèse d’État. Mais, là encore, comme
dans le second degré, la réforme institutionnelle exige une réforme
intellectuelle et morale, pour parler comme Renan.Il existe, depuis quelques années, dans les
facultés des lettres et des sciences, une thèse dite de IIIe cycle
intermédiaire entre le diplôme d’études supérieures et la thèse
d’État. Le jury a le droit de souligner la qualité du travail en
accordant l’équivalence de la thèse secondaire du doctorat d’État.
Or, aujourd’hui, cette consécration a perdu pour ainsi dire toute
signification. Ce qui surprend, ce qui fait presque scandale, c’est
le refus. En vain, l’administration oblige les membres du jury à
l’unanimité, en vain la formule officielle que signent tous les
membres du jury précise que la thèse mérite d’être publiée telle
quelle. Par un entraînement, semble-t-il irrésistible, ce qui
aurait dû rester distinction ou reconnaissance d’un mérite
particulier, n’est refusé qu’exceptionnellement. À partir d’un
certain point – je le sais par expérience – il devient presque
impossible de réagir: la victime de cette réaction se plaindrait
d’une sévérité contraire à la norme et, de ce fait, finalement
injustifiée.
En fait, l’obsession des concours et la
dévalorisation de la thèse de IIIe cycle illustrent un des cercles
vicieux du système français. Comment éviter les concours avec leur
anonymat, leur garantie apparente d’objectivité aussi longtemps
qu’à tant d’examens les jurys n’évitent pas les alternances de
rigueur et d’indulgence, ou bien finissent par ne plus faire de
discrimination parce que d’autres jurys n’en font pas?
Le système des "patrons" et celui des
concours, opposés en apparence, parfois combinés, ont une même
origine: la conviction implicite, typique du milieu universitaire
mais aussi du milieu français tout entier, qu’il faut choisir entre
le concours, sélection anonyme, et la constitution d’équipes,
favoritisme institutionnalisé, et, du même coup non sans avantages;
quant au choix honnête et équitable par des jurys de bonne foi et
de bonne volonté, on le renvoie au domaine du rêve ou de l’utopie.
Bien entendu, l’Université française n’a pas le monopole des
rivalités entre professeurs, des manœuvres subtiles, parfois
sordides, pour éloigner un collègue trop brillant ou assurer
l’élection d’un candidat dont la médiocrité rassure. Mais la
dévalorisation de nombre d’examens, par exemple de la licence, même
des thèses du IIIe cycle, au moins dans la faculté des lettres,
seuls les concours ou la thèse d’État gardant une valeur, révèle la
gravité du mal en même temps qu’elle explique la rigueur de la
hiérarchie et, en période de crise, le rêve éveillé de la totale
égalité.
Hiérarchie trop rigide
L’Université, comme l’Église, tend à la
gérontocratie pour des raisons immanentes à l’institution
elle-même. Les universités continentales, française et allemande,
souffrent de ce mal plus que les universités américaines, souples,
nombreuses, en compétition les unes avec les autres.
Ni l’État ni les universitaires français
n’acceptent malheureusement une véritable compétition entre les
universités et les enseignants, formule que d’aucuns écartent d’un
mot en la déclarant incompatible avec les conditions nationales. Au
reste, nul ne sait encore s’il y aura des universités authentiques
et non pas seulement des «unités d’enseignement», peut-être quelque
peu diversifiées. Il subsiste une liste d’aptitude à l’enseignement
supérieur, des concours nationaux de recrutement des enseignants du
second degré et peut-être du supérieur (ce qui limitera la
spécialisation des «unités d’enseignement», toutes obligées de
préparer les étudiants aux concours du second degré et de
l’enseignement supérieur). Quels moyens demeurent possibles pour
limiter certains inconvénients de la gérontocratie et atténuer les
rigueurs de l’autoritarisme (dans le cas où celui-ci se révèle
excessif)?
Nulle part, même pas aux États-Unis, les
professeurs titulaires ne risquent de perdre leur emploi, mais rien
n’oblige à leur assurer la possession de leur chaire – ce qui,
d’ailleurs, n’a pas grande signification en lettres, en droit ou en
sciences économiques. Professeurs d’université et non plus de
faculté (pourquoi ne pas rendre encore plus facile la présence de
professeurs de sciences dans les facultés de lettres ou de droit
et, inversement, d’économistes, de psychologues ou de sociologues
dans les facultés de médecine ou de sciences?), les «anciens» ne
resteraient pas systématiquement «patrons» d’une discipline: les
mêmes n’assureraient pas toutes les tâches, direction de recherche,
carrière des jeunes, rôle administratif, enseignement. S’agit-il de
réformes ou de la description de ce qui se passe effectivement?
Jusqu’à quel point sévit la vieillesse abusive? En toute franchise
j’ai peine à répondre tant il y a de diversité entre les facultés
et entre les personnes, tant la répétition indéfinie des clichés
tient lieu, aujourd’hui, d’information objective.
Toutes les enquêtes le montrent: une
hiérarchie trop rigide, même fondée sur des titres scientifiques,
va à l’encontre des intérêts de la recherche. Dans la plupart des
disciplines, chaque génération apporte avec elle ses problèmes, ses
inquiétudes propres, ses curiosités. Le professeur titulaire qui
préside en même temps à la destinée scientifique de l’institut de
sa spécialité assume une double responsabilité et prend un risque,
pour lui-même et pour ses élèves. La dissociation des rôles,
désormais admise en principe, peut être réalisée de diverses
manières, selon diverses formules.
Les réformes, conçues ou esquissées en vue
de briser une hiérarchie qui, fondée à l’origine sur le mérite,
devient inévitablement celle de l’âge, n’auront qu’une efficacité
progressive, limitée, dans le cadre français que nous a légué
l’histoire et que cristallise le refus d’une concurrence entre les
universités. Aussi longtemps que le jeune savant de valeur rare ne
pourra, sauf circonstances exceptionnelles, ni changer de patron et
d’équipe ni recevoir une offre d’une autre université, aussi
longtemps que l’
esprit d’entreprise
au sens économique du terme ne pénètre pas le milieu scientifique,
l’Université demeurera le théâtre de conflits entre les
générations, conflits refoulés par l’autorité des maîtres, à la
fois inévitable et inévitablement contestée.L’autonomie promise va atténuer les maux de
la centralisation administrative; peut-être la gestion des fonds
publics sera-t-elle assouplie grâce à une modalité de contrôle
a posteriori
; les responsables des instituts ou centres de recherches
éprouveront un sentiment de libération. Mais ces réformes qu’aura
provoquées ou hâtées la première révolution française qui se veut
anticentralisatrice, ne touchent pas à ce qui me paraît essentiel,
au moins dans les facultés des lettres: l’enseignement de niveau
élevé et la recherche ou, plus simplement, le progrès des
connaissances. À la suite des événements de mai, l’accueil des
bacheliers en faculté pour y faire n’importe où n’importe quoi a
reçu priorité sur la recherche.Décision politiquement intelligible,
puisque le ministre craint une rentrée tumultueuse. Mais il ne peut
ignorer que la grandeur d’une université et d’une nation dépend du
petit nombre, enseignants ou étudiants, qui s’élève au-dessus de la
masse et non pas du grand nombre d’étudiants (ou pseudo-étudiants)
qui encombrent les amphithéâtres et n’arrachent que des diplômes
sans valeur en dehors de l’Université elle-même.
Rénovation ou décadence
Bien entendu, quelques confrères de
"gauche" m’objecteront que M. Edgar Faure n’a pas les mains libres
parce que la majorité du groupe U.D.R. n’aime pas la politique dans
l’Université ou que plusieurs ministres redoutent les implications
financières de l’autonomie ou de la cogestion. En fait, les
modifications apportées à la loi d’orientation, sous la pression du
Conseil des ministres, n’affectent pas substantiellement les
projets de M. Edgar Faure. Si celui-ci n’a pas les mains libres
autant qu’il le voudrait, la responsabilité en incombe moins aux
conservateurs qu’aux révolutionnaires. Pour assurer, coûte que
coûte, la rentrée, il a fait des concessions dangereuses à terme et
pratiquement ratifié la capitulation des autorités au printemps
dernier.
La vraie question – et elle dépasse de
beaucoup la loi d’orientation – est de savoir si les événements de
mai-juin et les institutions improvisées à cette époque préparent
la rénovation ou la décadence irrémédiable de l’Université. Je ne
parviens malheureusement pas à partager sans réserves l’optimisme
du ministre et, en tout cas, les "enragés", capables de rallier une
foule de leurs camarades grâce à une technique élémentaire de
subversion, nous promettent des années de troubles.