Dollars et indépendance
Combat
15 mai 1947
Le prêt de 250 millions de dollars qui
vient de nous être accordé par la Banque de reconstruction,
l'annonce, plus ou moins fantaisiste, d'un vaste plan de "prêt-bail
de la paix", ont déclenché une bagarre idéologique autour du thème:
accepter les dollars de l'oncle d'Amérique, est-ce perdre notre
indépendance?
Ne nous étonnons pas que les défenseurs les
plus farouches de notre indépendance se recrutent dans un parti qui
faisait profession naguère d'internationalisme, et qui se réclame
encore d'une doctrine universaliste. Cette logique paradoxale est
devenue la règle. Ceux qui trouvent mauvaise odeur au charbon de la
Sarre et qui redoutent les Américains, même lorsqu'ils font des
cadeaux, s'accommoderaient de l'indépendance assez particulière
dont jouissent la Pologne et la Roumanie.
La préférence pour l'Union Soviétique, nous
dira-t-on, inspire peut-être les inquiétudes des communistes, mais
il n'en reste pas moins que leurs arguments ont une valeur en
eux-mêmes. Une nation qui s'endette peut-elle demeurer maîtresse de
son destin?
Remarquons d'abord que depuis la
Libération, les États-Unis nous ont prêté quelque deux milliards de
dollars, sans poser d'autres conditions, que le fameux accord sur
le cinéma. Avant de dénoncer les sombres projets de nos alliés,
ayons du moins l'élémentaire honnêteté de reconnaître l'aide qu'ils
nous ont gratuitement donnée.
Cette aide sans contre-partie était-elle
sans arrière-pensée? Il serait naïf de le croire: les grandes
puissances, qu'elles s'appellent États-unis ou Russie,
n'appartiennent pas à l'espèce des anges. Ceux qui ont voulu
adoucir nos privations ont, en même temps, songé que la misère est
mauvaise conseillère. Puisque, dans le monde actuel, la progression
des partis communistes équivaut, aux yeux des Anglo-Saxons, à une
avance de la puissance soviétique, les dollars constituent à coup
sûr une arme de la stratégie américaine. Nos créanciers comptent
bien que nous ne tomberons pas, directement ou indirectement, dans
l'orbite russe. Nous demeurons libres de notre choix. Encore
faut-il ne pas oublier ce qu'implique et ce qu'exclut "Thorez au
pouvoir".
L'acceptation de crédits américains
impliquera-t-elle demain de plus larges sacrifices? On a parlé de
la fusion de la zone française et des zones anglaise et américaine
en Allemagne, on a parlé également d'une ouverture de l'Empire
français aux investissements américains. La première mesure, dont
nous discuterons librement les avantages et les inconvénients, a
surtout une portée symbolique. Quant à la deuxième, qui appartient
provisoirement à l'ordre des fictions journalistiques, elle
mériterait d'être discutée sérieusement, au lieu d'être adoptée
d'enthousiasme ou vitupérée avec fureur. Nous manquons de capitaux
pour mettre en valeur nos colonies, c'est-à-dire élever le niveau
de vie des populations. Jadis, les hommes de gauche s'indignaient
que les territoires d'outre-mer fussent pour la métropole une
chasse gardée, ils réclamaient la collaboration internationale des
hommes et des capitaux. Pourquoi sombrer dans un nationalisme obtus
et suranné?
L'essentiel, me dira-t-on, c'est qu'un pays
qui s'endette indéfiniment tombe fatalement, tôt ou tard, sous la
domination du créancier. Le péril existe, bien que l'Allemagne qui,
entre les deux guerres, emprunta plus de 25 milliards de marks
au-dehors, nous ait montré que l'endettement n'entraîne pas
toujours la servitude. Personne ne songe à prendre pour modèle la
mauvaise foi allemande, mais l'exemple suggère une leçon valable.
Les conséquences de l'endettement varient du tout au tout selon
l'emploi qui est fait des sommes empruntées. Quand nous utilisons
des dollars pour acheter des machines et renouveler notre
outillage, nous forgeons notre indépendance. Quand nous consommons
les dollars sous forme de blé ou de café, nous préparons notre
asservissement. Ce qui décidera de notre avenir, c'est l'usage que
nous ferons des crédits américains.
Si nous reconstruisons notre industrie et
rétablissons l'équilibre de la balance des comptes, nous jouirons
demain de toute l'autonomie compatible avec la concentration
mondiale de la puissance. Si nous dépensons nos crédits sans
accroître notre capacité de production ou le rendement du travail
français, nous subirons la loi de la pauvreté.