La politique bloquée (1). Le parti
communiste a-t-il changé?
Le Figaro
13 février 1970
Pour la première fois, un militant dont les
thèses avaient été condamnées par toutes les cellules, a été
autorisé à se défendre publiquement devant les délégués et surtout
devant les micros des journalistes bourgeois et les caméras de
l'O.R.T.F. Pour la première fois, les téléspectateurs ont assisté à
une séance du nouveau comité central. Seul un mauvais esprit,
paraît-il, mettra en doute "qu'il y ait quelque chose de changé
dans le parti communiste".
Certes, il y a quelque chose de changé: le
parti communiste ne se désintéresse plus de l'image qu'il offre aux
simples Français soucieux des droits de l'homme, aux intellectuels.
Tant qu'à faire des concessions, il les consent plutôt à la
tendance "démocratique" qu'à la tendance "gauchiste". Mais il faut
l'optimisme des commentateurs, qui ignorent les secrets du sérail,
pour considérer l'affaire Garaudy comme une crise majeure ou même
comme le symptôme d'une crise.
Le directeur du centre d'études et de
recherches marxistes remplissait depuis quelques années une
fonction. Il se chargeait du dialogue avec les chrétiens, il
élargissait le réalisme, il figurait la répudiation du jdanovisme.
Je ne mets pas en doute sa sincérité mais, après plus de trente
années de loyaux services, il n'ignorait pas les limites de la
liberté dont il jouissait. Sur les articles fondamentaux du dogme,
le rôle dirigeant de la classe ouvrière (en vérité du parti), la
valeur exemplaire de l'expérience soviétique, il ne pouvait
exprimer les opinions contraires à la ligne choisie par les
instances régulières du parti sans appeler des sanctions.
Il a perdu sa place au comité central mais,
du coup, il acquiert une importance hors de proportion avec ses
mérites propres. Tant que le P.C. ne détient pas le pouvoir, un
hérétique tel que lui ne court pas de danger. L'hérésie, en
Tchécoslovaquie, exige un autre engagement et revêt une autre
grandeur.
En contrepartie de ce dialogue public entre
un intellectuel et l'appareil, les organisateurs ont présenté un
admirable spectacle d'unité et d'orthodoxie; pas un seul partisan
de M. Garaudy dans la salle, même le délégué italien s'est exprimé
avec une modération, proche du conformisme, de nature à rassurer
les gardiens sourcilleux du dogme.
En bref, l'événement du congrès, ce n'est
pas l'affaire Garaudy (réquisitoire ou plaidoyer), destinée aux
commentateurs bourgeois, c'est la démonstration de puissance et
d'unité d'un parti plus que jamais fidèle à sa tradition du double
refus: refus de la social-démocratie, c'est-à-dire de l'insertion
dans la société bourgeoise, refus dans l'insurrection, même dans
les circonstances apparemment favorables de mai 1968.
Double refus et attachement inconditionnel
à l'Union soviétique se commandent réciproquement. Si le parti
français avait suivi M. Garaudy et rejeté le modèle soviétique, il
aurait normalement choisi une des deux voies, celle du parti
socialiste de la République fédérale allemande ou celle que
proposent les gauchistes, qu'ils se réclament de Mao, de Castro ou
même de M. Rocard. Inversement, s'il choisissait la déviation de
droite ou de gauche, le P.C. prendrait ses distances à l'égard de
l'Union soviétique. Il ne reste ce qu'il est, ennemi de l'ordre
existant et hostile à la violence, qu'à la condition d'offrir à ses
militants, privés d'un espoir prochain, à la fois un
communauté
- la contre-société communiste, installée au milieu de la société
capitaliste bourgeoise - et un
modèle
, supposé conforme à leur foi, l'Union soviétique, lointaine dans
l'espace mais non dans le temps.La plupart des commentateurs, parce qu'ils
ne connaissent pas de l'intérieur le parti communiste, s'obstinent
à ne discerner qu'une moitié de la vérité, un des deux refus. Les
communistes, selon eux, ne pourront pas maintenir leur position
"centriste", ils devront ouvrir à leurs troupes la perspective la
participation au pouvoir ou de la révolution. Avant 1968, en effet,
ils n'excluaient pas la première hypothèse: un gouvernement de
gauche, assuré de leur soutien, gouvernement populaire de
démocratie avancée. La faiblesse de la gauche non communiste, les
velléités gauchistes du P.S.U. rendent provisoirement improbable
cette éventualité. Il n'en résulte pas encore une frustration des
militants.
Ceux-ci vivent déjà leur existence dans une
communauté qu'ils ont créée, dans laquelle ils se reconnaissent,
qui présente le caractère total d'un ordre conquérant ou d'une
Église au pouvoir. Ils peuvent attendre sans excès d'impatience;
ils ne traversent pas le désert. À la fois dans le parti et dans la
société bourgeoise, ils se soumettent volontairement à la
discipline, tout en se réservant la liberté de rompre le pacte sans
courir de risque physique. Enfin, ils conservent, à moyen terme,
l'espoir que la conjoncture internationale, le retrait des
États-Unis, le noyautage des institutions existantes permettront,
un jour, de franchir une étape de plus vers l'objectif
ultime.
Que le parti de 1970 diffère quelque peu du
parti de 1953, au moment de la mort de Staline, certes. Mais, ce
qui frappe; ce n'est pas le changement, c'est l'extraordinaire
constance. Le conservatisme foncier des Français s'épanouit dans le
P.C. plus que partout ailleurs. Gouvernement et gauche modérée
doivent prendre acte de cette communauté immobile, invulnérable,
insensible à l'accélération de l'histoire, dont l'idéologie défie
les leçons de l'expérience, dont les dirigeants-théologiens
assurent la continuité et qui renouvelle sans cesse ses troupes
sans perdre sa cohésion et son essence.
Le P.C. étant ce qu'il est, les débats
authentiques sur les transformations de la société française se
dérouleront à l'intérieur de la majorité, peut-être dans les
controverses entre les diverses formations de la gauche. Le parti
communiste ne contribuera pas volontairement au "déblocage" de la
politique française, à la réforme des entreprises, à
l'assouplissement des rapports humains. Mais il n'a pas non plus la
force ou la résolution de s'opposer aux initiatives des pouvoirs
publics lorsque celles-ci répondent aux besoins et aux aspirations
des Français.
La C.G.T. demeure la plus importante, mais
non la seule, centrale syndicale: l'affaire du contrat de progrès
de l'E.D.F. a illustré les difficultés du dialogue avec les
représentants des travailleurs, elle prouve aussi qu'aucun des
acteurs, dans ces joutes florentines, n'a perdu d'avance. Le P.C.
ne veut pas devenir un partenaire légal de la démocratie
bourgeoise: le gouvernement, les autres syndicats, les formations
de gauche lui faciliteraient la tâche en le déclarant
"intouchable", ils doivent tout au contraire, non par naïveté mais
par clairvoyance, lui rendre malaisé sa stratégie de sécession
volontaire.
Formé à l'image et sous l'autorité du
bolchevisme, maître de l'État, le P.C. a remporté sa grande
victoire, non dans la lutte révolutionnaire mais sur le temps: il a
duré tel que ses fondateurs l'ont voulu, tel qu'il se veut encore
lui-même. "Tel qu'en lui-même l'éternité le change"? En politique,
il n'est rient d'éternel.
(1)
Voir
Le Figaro
du 12 février.