Révision constitutionnelle [1]
Combat
21 mai 1946
Depuis que la campagne électorale a
commencé, les partis s'ingénient à oublier, et à faire oublier le
referendum. Rien de plus logique, au reste, puisque les alliés du 5
mai seront les rivaux du 2 juin.
M. Daniel Mayer réserve ses sévérités à ses
"camarades communistes", comme si la leçon d'une défaite avait été
retenue. Pendant les derniers mois de la Constituante, le parti
socialiste s'était soucié principalement de son aile gauche. Il est
temps d'accorder des satisfactions à l'aile droite, que le passage
de l'UDSR à l'opposition risque de renvoyer vers le radicalisme
"nouvelle version". Quant au MRP, il lui faut convaincre ses
électeurs de gauche qu'il n'a rien de commun avec la réaction; ses
électeurs de droite qu'il est contre le communisme un bastion aussi
solide que le PRL; les uns et les autres qu'il est appelé à un rôle
décisif dans le gouvernement de la IVe République.
Il serait absurde de protester contre ces
manœuvres plus ou moins subtiles, naïf d'en tirer des conclusions
trop précises. Pour l'instant, les bagarres entre socialistes et
communistes, MRP et PRL ressortissent à la chronique électorale.
Ces partis voisins, qui s'adressent à la même clientèle, sont bien
obligés de se poser en s'opposant.
On n'en risque pas moins, dans cette
atmosphère équivoque, d'oublier certains enjeux de la lutte. On a
presque l'impression d'être importun et inactuel quand on rappelle
qu'il s'agit, cette fois encore, d'élire une Constituante. Je sais
bien que d'aucuns souhaitent de prolonger cette Constituante et
d'allonger les sept mois en cinq années. De toute manière, la
nouvelle Assemblée aura pour première tâche de réviser la
Constitution que le pays a repoussée. Un électeur désireux de faire
honnêtement son métier ne peut pas ne pas demander aux candidats
des partis favorables au "oui": "Quelles conséquences allez-vous
tirer de votre échec?", aux candidats des partis favorables au
"non": "Quelles sont les conditions auxquelles vous consentirez à
soutenir devant la Nation le nouveau projet de Constitution?"
Le résultat du referendum a effectivement
démontré qu'une Constitution présentée par les deux seuls partis
d'extrême-gauche ne ralliait pas une majorité d'électeurs. Même si
les deux partis ont, dans la prochaine Chambre, la majorité
absolue, ils auront besoin d'obtenir l'appui d'au moins un autre
parti. Rassemblement des gauches ou MRP. Pourquoi ces deux
formations ne se mettraient-elles pas d'accord sur un programme de
révision constitutionnelle qui servirait de base aux travaux de la
Constituante? Pourquoi les électeurs n'interrogeraient-ils pas les
candidats? Non pas du tout qu'il soit souhaitable de choisir des
législateurs d'après leurs conceptions juridiques. Tout au
contraire, la meilleure façon de neutraliser la controverse
constitutionnelle, c'est d'élaborer à l'avance les modifications
qu'il convient d'apporter au texte voté le 19 avril.
L'accord sera-t-il facile? Au lendemain du
referendum, on était tenté de répondre oui, tant les partis
multipliaient les déclarations conciliantes. On n'en est plus aussi
sûr, puisque socialistes et communistes maintiennent l'essentiel de
leur doctrine, de telle sorte qu'on semble avoir le choix entre une
querelle indéfiniment prolongée et une révision si limitée qu'elle
suscite rétrospectivement des doutes sur la signification
généreusement prêtée au vote du 5 mai.
Bornons-nous, pour aujourd'hui, à indiquer
quelques points sur lesquels, semble-t-il, l'accord ne se
heurterait pas à de véritables obstacles:
1° Conseil supérieur de la magistrature. -
Celui-ci devait comprendre, rappelons-le, une majorité d'hommes
politiques, huit membres sur douze, dont six élus par l'Assemblée
Nationale. À supposer que l'on maintienne ce Conseil, il faudrait,
pour le moins, en modifier la composition. Ou bien, on augmenterait
le nombre des représentants de la magistrature, ou bien l'élection
des membres politiques n'appartiendrait pas à la seule
Assemblée.
On m'objecte que l'indépendance du pouvoir
judiciaire n'est qu'une fiction de théoriciens, un souvenir du
passé. Après les événements de ces dernières années, après les
serments solennels et contradictoires, qui peut encore s'abandonner
aux illusions qui fleurissaient durant "le stupide XIXe siècle"?
Que le lecteur ne nous prête pas une excessive naïveté. Nous
n'ignorons pas le statut réel des magistrats. La seule question est
de savoir si l'on entend consacrer une situation de fait déplorable
ou si, du mieux possible, on tâche de réagir. Plus la force des
choses tend à subordonner le juge au gouvernant, plus la volonté du
législateur tendra à le libérer.
2° République en danger. - L'article 19
prévoit que les libertés individuelles peuvent être suspendues pour
six mois quand l'Assemblée, à la majorité des deux tiers, déclare
la République en danger. Le moins que l'on puisse dire, c'est que
la République ne serait pas en danger si cette disposition était
écartée. L'État au XXe siècle ne manque certes pas de moyens
d'action. Que nos législateurs songent demain plutôt à préserver
nos libertés qu'à fournir des armes nouvelles à nos chefs, qui en
ont déjà plein les mains.
3° Président de la République. - Il était
légitime d'hésiter entre deux conceptions, celle qui fondait les
deux fonctions de chef de l'État et de chef du Gouvernement, celle
qui en maintenait la distinction, telle qu'elle existait dans les
lois organiques de 1875. En revanche, il était proprement absurde
de créer une fonction à tel point inefficace qu'elle ne pût tenter
que des hommes revenus de toute ambition.
Le président de la République incarne
l'unité, la continuité nationale. Le collège chargé de l'élire doit
donc être aussi large que possible et, pour le moins, comprendre
l'ensemble du Parlement. Quant au droit de choisir le président du
Conseil, il me paraît lui appartenir logiquement.
Dans les circonstances normales, il
choisira nécessairement celui que l'Assemblée aurait élu. Dans les
conjonctures exceptionnelles, si l'on suppose le système des partis
bloqué dans un conflit sans issue, peut-être parviendra-t-il à
imaginer le compromis auquel les groupes se résigneront sans en
prendre la responsabilité.
En tout cas, la Constitution fait aux
partis une place assez large; qu'elle laisse une dernière chance
aux hommes.