Visage du Communisme en France et en
Italie
Preuves
août 1955
Pour quelle raison l’influence du communisme
reste-t-elle si grande sur les classes ouvrières française et
italienne? C’est la question qu’examinait Richard Löwenthal
dans
Preuves
, en novembre dernier. Sa réponse à un débat
dans lequel sont successivement intervenus Jean Cello (
Preuves
, N° 47, p.99), Louis Mercier (N° 50, p.31),
puis l’essayiste et historien Aldo Garosci (cf. notre précédent
numéro, p.96).
Dans le cadre de cette discussion, nous
publions aujourd’hui l’essentiel de la préface que Raymond Aron a
écrite, sous forme d’une lettre à Ignazio Silone, pour l’édition
italienne des principaux textes de son recueil
Polémiques.Les sociologues qui se sont donné pour
tâche de mettre en lumière les causes du succès communiste en
France et en Italie énumèrent généralement trois catégories de
phénomènes, économiques et sociaux d’abord, idéologiques ensuite,
historiques enfin.
France et Italie souffrent d’un retard du
progrès économique, d’un niveau de vie relativement bas si l’on se
réfère à la norme britannique, suisse ou suédoise. Le développement
de la richesse a été freiné en Italie par la pression de la
population et le manque de matières premières, en France pat la
baisse de la natalité, le climat de malthusianisme, un excès de
protection, ici et là par l’absence d’un patronat d’entreprise, que
Max Weber tenait pour caractéristique du capitalisme et qui a joué
un rôle de premier plan dans les pays protestants.
Certes, le niveau de vie, tel que le
calculent les statisticiens du revenu national, est sensiblement
plus élevé en France qu’en Italie, il est même aussi élevé en
France que dans la République fédérale où le parti communiste ne
recueille qu’un nombre dérisoire de suffrages. Malgré tout, on
constate en France, comme en Italie, une disproportion, intensément
ressentie, entre revendications des individus et ressources
collectives.
Nos deux pays ont aussi en commun un très
haut degré d’hétérogénéité régionale. Certaines régions sont
modernes, d’autres ne le sont pas. Tout le monde connaît et
commente le contraste entre le nord industriel et le sud agricole
de l’Italie. On parle volontiers en France du contraste entre le
nord et le sud de la Loire (moins accentué que celui qui s’observe
entre les deux moitiés de l’Italie, cependant réel), on en a
découvert un autre, entre l’Est et l’Ouest, l’Est contenant la
quasi-totalité de l’industrie.
L’hétérogénéité régionale permet de
compléter, de nuancer l’explication économique, en elle-même
grossière et inexacte. Il n’y a évidemment pas de corrélation entre
pauvreté et communisme. C’est dans le nord de l’Italie relativement
riche que le parti communiste recueille le plus de suffrages. C’est
dans le sud qu’il a eu jusqu’à présent le plus de peine à prendre
racine, là où les formes de vie traditionnelle, les structures
hiérarchiques étaient maintenues: un mouvement révolutionnaire doit
d’abord dissoudre ces disciplines héritées d’un long passé pour
recruter des troupes. La survivance de ces provinces stagnantes
n’en favorise pas moins l’action communiste, d’abord parce qu’elle
réduit les ressources disponibles dans les provinces modernisées
et, par suite, prévient l’intégration des travailleurs dans la
société industrielle, ensuite parce qu’elle maintient la confusion
entre l’autorité d’Ancien Régime et l’autorité démocratique,
confusion qui est essentielle au succès des communistes.
Ces derniers, en fait, veulent détruire les
libertés intellectuelles, personnelles, politiques, conquises par
le mouvement des lumières ou la Révolution bourgeoise. Or, ils ne
se présentent pas en liquidateurs mais en héritiers de la
Révolution libératrice du XVIIIe et du XIXe siècle. Ils prétendent
accomplir, non écarter, les promesses de la bourgeoisie montante.
La survivance de l’Ancien Régime dans une partie du pays, la
survivance dans tout le pays d’un climat d’autoritarisme favorisent
cette mystification. Il y a quelque chose de vrai dans la
formule-boutade que les révolutions communistes ont triomphé là
seulement où la révolution bourgeoise n’avait pas eu lieu ou avait
incomplètement réussi. Et nous passons ainsi de l’économie à
l’idéologie.
Je suppose qu’en Italie comme en France, on
insiste fréquemment sur le lien apparent entre la puissance du
communisme et celle de l’Église catholique. Le stalinisme est
réduit à une conspiration dans les pays protestants; il est devenu,
il reste un parti de masses dans les deux grands pays catholiques
d’Europe occidentale. Là encore, il serait léger d’affirmer qu’il y
a une relation de causalité. Le mouvement ouvrier espagnol semble
inspiré par la tradition anarchiste bien plus que par l’esprit
marxiste-léniniste. Le fait n’en reste pas moins que la doctrine
communiste se pose en contre-dogme, de même que le parti communiste
en contre-État. L’universalité de la doctrine, la discipline exigée
des fidèles sont inacceptables aux intellectuels formés dans le
climat anglo-saxon, à tous ceux qui ont acquis, il y a des siècles,
le droit d’interpréter seuls le Livre sacré. Les prétentions du
parti à une vérité valable pour tous les hommes est moins choquante
dans un milieu où règne encore l’aspiration à la catholicité, En
même temps qu’il séduit plus facilement les intellectuels de
tradition catholique, le communisme se trouve plus proche des
partis libéraux ou républicains, parce que ces derniers sont ou se
croient encore en conflit avec l’Ancien Régime et l’Église. Plus
celle-ci garde d’influence politique, plus est valorisée la
mystification par laquelle une superstition matérialiste se donne
pour l’héritière de la libre pensée.
Enfin, ni en Italie ni en-France, le
communisme n’a recruté du premier coup des centaines de milliers
d’adhérents, des millions d’électeurs. Il a conquis ses positions
par un travail de trente années, à la faveur des circonstances. En
France comme en Italie, les deux faits majeurs sont le noyautage
des organisations syndicales et le prestige acquis pendant les
années de lutte contre l’occupant. En France, la tactique de Front
populaire, décidée à Moscou, permit aux communistes d’obtenir, en
1936, la fusion de la C.G.T. et de la C.G.T.U. Les communistes
profitèrent de la guerre et de la résistance pour disqualifier,
sous prétexte de collaboration, parfois même pour liquider, un
grand nombre de militants et dirigeants non communistes. Ils
s’emparèrent des positions-clés, de telle sorte que la fusion de
1936, en dépit de la rupture de 1939, conduisit, en 1945, à la
«stalinisation» des syndicats ouvriers. Quand les dirigeants non
communistes, sous la pression de la base, provoquèrent une scission
en 1947, les communistes restèrent en possession de la vieille
maison, de la Confédération générale des travailleurs, avec le
prestige de légitimité qui s’attachait à elle. Ainsi fut renversé,
en une dizaine d’années, le rapport de forces entre C.G.T. et
C.G.T.U.
Il me semble qu’en Italie aussi les
événements de la guerre, la coalition contre fascisme et la
République sociale italienne des communistes, libéraux,
démocrates-chrétiens, offrit aux staliniens une chance unique de
noyauter les organisations syndicales. En 1945, la C.G.T.
italienne, avec la bénédiction de tous, englobait les trois
tendances, communiste, socialiste, démocrate-chrétienne.
Faut-il chercher au-delà et découvre-t-on
dans le passé ou les singularités psychologiques des mouvements
ouvriers de nos deux pays une explication de leur penchant au
stalinisme? On l’a prétendu. Richard Löwenthal a montré comment une
certaine attitude anarchiste ou bien ouvriériste, hostile à l’Etat,
risque de finir par une soumission au parti prétendument
prolétarien et révolutionnaire. On a objecté, avec raison, que les
syndicats ou les militants d’esprit libertaire furent souvent les
plus hostiles au stalinisme, les plus farouches défenseurs des
libertés, alors que les partis ou les syndicats trop bien organisés
se laissaient noyauter et manipuler par les communistes infiltrés
aux positions-clés.
Thèse et antithèse sont également vraies,
car l’une et l’autre reconnaissent l’absence de lien organique
entre syndicats ouvriers et parti socialiste, l’échec du réformisme
socialiste, échec qui entretient les syndicats indépendants dans
une hostilité à l’État centralisateur, capitaliste et, peut-être
demain, totalitaire. Les syndicats qui se refusent à faire
confiance à l’État et aux partis, qui comptent sur l’action des
ouvriers eux-mêmes, tour à tour pacifique et violente, risquent
toujours d’être utilisés, détournés de leur route par les
communistes, qui répètent les mêmes mots d’ordre en vue d’instaurer
un régime qui serait à l’opposé des aspirations libertaires.
Si cet échec du réformisme socialiste est
le fait majeur, on s’explique que les observateurs mettent l’accent
les uns sur l’hostilité des syndicats au parti et à l’État, les
autres sur le caractère autoritaire et réactionnaire de l’État, que
les uns rappellent l’anti-stalinisme des anarchistes espagnols, les
autres la manipulation des syndicats anarchisants (par exemple,
ceux des gens de mer) par les professionnels du stalinisme. Les uns
et les autres ont raison: la non intégration des ouvriers à l’État
est autant imputable à la nature de l’État qu’aux sentiments des
ouvriers, ceux-ci et ceux-là se déterminant mutuellement à travers
des échanges que d’aucuns appelleraient dialectiques.
Ces remarques quelque peu générales
s’appliquent, me semble-t-il, aussi bien à la France qu’à l’Italie.
Où donc sont les différences qui pourraient susciter des
malentendus?
Là encore, je rappellerai d’abord des faits
bien connus. Le premier, probablement essentiel, est l’alliance
permanente entre le parti communiste et le parti socialiste de
Nenni, qui, aujourd’hui encore, groupe les plus gros effectifs
d’adhérents et de votants socialistes. À cet égard, l’Italie est
unique: elle est le seul pays où, pendant toute la guerre froide,
les socialistes n’ont pas rejoint le camp occidental.
Sans doute sera-t-on tenté de répondre que
les socialistes de Saragat, les vrais socialistes, équivalent de la
S.F.I.O. en France et du Labour Party en Grande-Bretagne,
appartiennent au camp occidental; ils ont été, à plusieurs
reprises, représentés dans les gouvernements à prédominance et
direction démocrate-chrétienne. On ajoutera peut-être que le parti
socialiste de Nenni est, dès maintenant, noyauté par les
communistes et qu’il a cessé d’être réellement indépendant. Ces
objections, je l’avoue, ne me convainquent pas. Aux dernières
élections, c’est le parti socialiste qui a progressé plutôt que le
parti communiste. Le succès des Nennistes et l’échec des
Saragatiens est probablement, pour une part importante, imputable à
l’habileté tactique des communistes, à la maladresse et à l’égoïsme
à courte vue de certains milieux démocrates-chrétiens. Il n’en
reste pas moins que beaucoup d’électeurs qui, par tradition, par
refus de la technique stalinienne d’action, ne voteraient pas pour
le P.C.I. n’hésitent pas à donner leur suffrage au P.S.L., en dépit
de son alliance avec Togliatti.
On commencera par invoquer des causes
personnelles ou accidentelles. Nenni aurait pu, peut-être,
entraîner son parti de l’autre côté. Peut-être aussi, avec une
tactique plus subtile et une technique plus efficace, les
dirigeants du socialisme démocratique auraient-ils récupéré une
fraction plus importante des électeurs nennistes? Les circonstances
laissent une marge inexpliquée et renvoient à des données plus
profondes. J’en aperçois deux: bien plus qu’en France, la tradition
libérale est ici affaiblie sur le terrain politique; bien moins
qu’en France, le parti communiste découvre en Italie son
originalité radicale par rapport à tous les autres.
Au lendemain de la Libération, on a pu
croire qu’en France aussi, le M.R.P., c’est-à-dire la
démocratie-chrétienne, allait constituer le point de
cristallisation des non-communistes: les succès électoraux des
M.R.P. étaient artificiels, dus à la fois au mode de scrutin, à la
dévalorisation transitoire des partis modérés, au prestige de la
Résistance et du général de Gaulle. La création du Rassemblement
précipita la réduction des effectifs M.R.P. De toute manière, un
état-major démocrate-chrétien n’aurait pas été accepté longtemps et
par les électeurs de la gauche anticléricale et par ceux de la
droite traditionnelle. En Italie, la démocratie-chrétienne a pu,
jusqu’à présent, maintenir l’unité de sa droite et de sa gauche. La
référence à l’Église, à la foi catholique n’écarte pas d’elle des
millions d’électeurs anti-communistes.
À quoi est imputable, en Italie, la
faiblesse de la gauche non communiste et non catholique, laïque et
rationaliste? Aux compromissions avec le fascisme? Au fait que les
influences révolutionnaires, venues de France à la fin du XVIIIe et
au XIXe siècle, n’avaient jamais pénétré l’ensemble de la société?
À la survivance, dans plusieurs provinces, de structures
autoritaires, du style ancien régime? Il est évident, en tout cas,
que le dialogue décisif en France n’est pas celui de l’Église
communiste et de l’Église catholique, mais celui de l’Église
communiste et de la libre pensée.
La faiblesse, en Italie, de la gauche
laïque favorise la tactique de modération qu’adopte le P.C.I.,
depuis six ans. Ce dernier compte deux millions d’adhérents, le
parti français n’en a pas gardé un demi-million. Le premier n’exige
guère de conformisme intellectuel, le second connaît les crises,
les épurations, les exclusives, la rigidité idéologique. Certes,
l’un et l’autre sont manipulés par un petit groupe de
révolutionnaires professionnels, dont la patrie est à Moscou et qui
exécutent les instructions venues du centre. Il n’y a pas de raison
sérieuse de penser que le communisme, une fois installé, serait, en
Italie, essentiellement différent de ce qu’il est ailleurs, mais
beaucoup d’Italiens tombent dans cette illusion. Le parti français
est, en très large mesure, isolé de la nation, il est exclu du jeu
parlementaire et, bien qu’aux dernières élections cantonales, on
ait vu des désistements entre socialistes et communistes, le parti
ne semble pas sur le point de sortir de sa solitude. On n’a plus
guère peur de lui parce qu’on sait qu’en dehors de l’éventualité
d’une invasion par l’armée soviétique, il n’arrivera pas au
pouvoir, mais on ne songe pas non plus à le réintroduire dans la
vie de la Cité. Il me paraît de loin que Togliatti s’est ingénié et
a réussi, en dépit de la guerre froide et du Pacte Atlantique, à
garder au P.C.I. un visage semi-bourgeois, rassurant. Le parti
communiste italien n’est pas réellement isolé dans la nation, il
constitue un contre-État, mais on ne s’en rend pas toujours compte.
Si, dans l’avenir prévisible, il ne doit pas obtenir de majorité
absolue, il n’a pas perdu l’espoir de désagréger la majorité
atlantique et, par infiltration, par combinaisons parlementaires,
d’approcher de son but unique, le pouvoir.
Je doute que la différence de tactique
entre P.C. et P.C.I. ait été conçue et voulue au Kremlin.
Probablement, les chefs, dans les deux pays, ont appliqué les
instructions reçues selon leur tempérament et leurs préférences.
Togliatti est, me semble-t-il, le grand responsable de cette
respectabilité, de cette apparente absence de fanatisme du
communisme italien. Il n’en est que plus important de rappeler
infatigablement qu’il convient de juger le communisme italien non
d’après les propos de ses dirigeants mais d’après l’expérience
soviétique depuis quarante années, expérience étendue depuis dix
ans à cent millions d’Européens non russes.