L'homme des tempêtes?
Le Figaro
26 novembre 1974
L'Apocalypse est désormais à la mode.
Conscients à juste titre de la gravité de la crise, les
commentateurs s'irritent de la sérénité qu'affiche le président de
la République, mais ils risquent, au train actuel, d'obtenir un
résultat contraire à celui qu'ils souhaitent. Peut-être vivons-nous
une crise de civilisation (je ne sais trop ce que ce terme signifie
en dehors d'une vision à la Spengler ou à la Toynbee): peut-être
les jeunes sont-ils révoltés, les adultes déçus, les vieux amers.
Peut-être un quart de siècle de progrès économique exceptionnel
représente-t-il une aberration et nourrit-il la nostalgie du bon
sauvage. Les témoignages d'intellectuels ne suffisent pas à m'en
convaincre. Oublions la philosophie et regardons la réalité avec
les yeux de l'économiste.
Les Français souffrent ou, plus exactement,
souffriront des conséquences des deux crises qui, issues de
circonstances différentes, se rejoignent depuis un an: une
inflation dont le taux moyen se situait en 1973 à 15% à travers le
monde, un quadruplement du prix du pétrole qui met à la disposition
des pays producteurs, cette année, une cinquantaine de milliards de
dollars que ceux-ci ne peuvent pas dépenser. L'inflation, constante
depuis vingt-cinq ans, accélérée aux États-Unis d'abord à partir de
19656, puis, après une courte interruption, depuis 1972 impliquait
un réajustement du prix du brut; elle n'impliquait ni ne justifiait
le prix actuel, un pur et simple prix de cartel que les
porte-parole des États producteurs peuvent justifier de diverses
manières, mais qui résulte d'un décret politique.
L'hypothèse, avancée ici ou là, que les
États-Unis auraient eux-mêmes provoqué ou toléré volontiers le
renchérissement des hydrocarbures révèle la persistance d'une
conception démoniaque de l'histoire. L'hypothèse me paraît à peu
près aussi vraisemblable que l'accusation stalinienne selon
laquelle Trotsky était un agent de la Gestapo. Au reste si, d'un
coup de baguette magique, les États-Unis ou les firmes dites
multinationales pouvaient provoquer le quadruplement des prix, ils
pourraient aussi imposer la baisse. L'effondrement économique, les
troubles sociaux qui menacent les pays alliés ou clients de la
République américaine devraient ouvrir les yeux des plus aveugles.
En vérité, ce genre d'analyse transforme le démon d'abord en
super-Machiavel, puis en pauvre Gribouille.
À quoi tient la nouveauté? Pour freiner une
inflation de 15%, il faut appuyer plus fort sur la pédale. Même
sans le cartel pétrolier, le freinage ralentirait le mouvement,
au-delà des désirs du conducteur. Parlons un langage simple et
brutal: nul ne sait quelle récession était et est inévitable si
l'on veut diminuer de moitié, en deux ans, le taux d'inflation. De
plus, et c'est la deuxième nouveauté, la hausse du prix du pétrole
constitue, dans la conjoncture présente, un facteur de récession et
de hausse des prix, autrement dit, selon le vocabulaire courant, de
récession et d'inflation à la fois. Pour payer, non pas en papier
mais en biens et services réels, les dizaines de milliards
supplémentaires que coûte l'importation des hydrocarbures, les pays
consommateurs devraient consentir à une contraction du pouvoir
d'achat intérieur comparable à celle qu'aurait exigée le payement
des réparations par l'Allemagne après la Première Guerre. Dès
maintenant, bien que les pays consommateurs ne payent que
partiellement en biens réels, la hausse des prix du brut, plus ou
moins répercutée à l'intérieur des économies nationales, renforce
les mesures restrictives prises contre l'inflation et conduit
irrésistiblement l'économie mondiale tout entière vers la
stagflation
, vers un mixte de récession et de hausse des prix. Tout se joue,
entre les pays, sur la mesure de l'une et de l'autre.Les opposants, venus de l'U.D.R., du parti
communiste, du parti socialiste ou de nulle part, peuvent
multiplier les voyages et les conférences, les grèves et les
invectives, les conseils et les reproches. Personne, ni en Amérique
ni en Europe, n'aperçoit de solution au problème tel qu'il est
actuellement posé parce qu'il n'en existe pas. Les experts
calculent que d'ici à 1985 les pays producteurs auront accumulé des
centaines de milliards de dollars: ce rêve ou ce cauchemar ne se
réalisera pas. Les gouvernants des pays industrialisés qui savent
qu'il ne se réalisera pas n'osent pas le dire tout haut de crainte
d'indisposer les possesseurs de l'or noir. Aussi bien, s'ils savent
que les transferts gigantesques de ressources qu'exigerait le
maintien du prix actuel du brut, indexé sur l'inflation des pays
consommateurs, n'auront pas lieu, ils ne savent pas quand les
acteurs reconnaîtront l'impossible et quelle stratégie ils
choisiront ce jour-là. Chacun imagine divers scénarios de
bouleversements économiques, politiques et militaires.
La plus grande erreur commise par M.
Giscard d'Estaing il y a un an et par M. Fourcade au printemps
dernier fut non pas seulement de prévoir l'avenir mais d'indiquer
des dates. Réduction de moitié du taux d'inflation en un an,
rétablissement de l'équilibre commercial (ou de l'équilibre de la
balance des payements?) en deux. Soyons sérieux: lorsque le
quadruplement de l'énergie modifie (ou devrait modifier) tous les
rapports de prix, lorsque les pays non producteurs de pétrole, à
quelques rares exceptions près, connaissent simultanément un
déficit extérieur, lorsque le cartel garde la liberté d'indexer le
prix du brut sur l'inflation, la prévision, chiffrée et datée,
relève de l'optimisme du boy-scout et non de la science de
l'expert.
Les mesures restrictives, adoptées par M.
Fourcade, prêtent à la critique. Le choix d'autres mesures n'aurait
été pas moins exposé à la critique. La stagflation étant un mal
commun, la République fédérale allemande se situe à une extrémité,
l'Italie et la Grande-Bretagne à l'autre: d'un côté 7% d'inflation
et un excédent extérieur, de l'autre 18 à 20% et un déficit
extérieur massif. Il faut que la France se rapproche du cas
allemand. Tel est l'objectif modeste et peut-être difficile, que se
donnent MM. Giscard d'Estaing et Fourcade pour sauver la Communauté
européenne et l'acquis du dernier quart de siècle.
Atteindront-ils ou non cet objectif? Au
milieu du désordre des esprits, du déchaînement de la mauvaise foi
et de l'ignorance, parviendront-ils à convaincre les Français que
personne ne leur évitera les années d'épreuve et que seule la
discipline nationale en atténuera les souffrances? Je l'ignore. Le
succès ne dépend pas tant de la technique que de la psychologie. Il
ne s'agit plus de gérer le "changement" ou "l'imprévisible", mais
de tenir la barre au milieu de la tempête. Comblé par la nature et
par la fortune, M. Giscard d'Estaing n'imagine guère le malheur ou
la tragédie.
Pourtant, nul ne devient un homme,
a fortiori
un homme d'État, sans l'initiation par les épreuves.