Du référendum aux élections
Le Figaro
17 juillet 1972
Dans un numéro récent, l'hebdomadaire
américain
Newsweek
concluait une enquête, menée auprès des dirigeants européens, sur
une note pessimiste: nulle perspective de programme commun,
puissance accrue de l'Union soviétique, inquiétude sur l'avenir de
la diplomatie américaine. Avant même que la Grande-Bretagne
appartienne officiellement à la Communauté, le flottement de la
livre révèle la précarité de l'accord conclu en décembre dernier -
accord qui laisse aux Européens et aux Japonais la responsabilité
de maintenir la parité du dollar, sans que la monnaie américaine
perde pour autant le rôle transnational qu'elle joue depuis un
quart de siècle.Il me paraît utile de rappeler ce contexte
avant d'analyser les derniers épisodes de la politique française.
M. Georges Pompidou voulait, à coup sûr, donner une impulsion
nouvelle au mouvement d'unification européenne. L'élargissement de
la majorité, la conférence de La Haye, la réconciliation
spectaculaire avec la Grande-Bretagne témoignent de cette volonté
par laquelle le deuxième président de la Ve République espérait,
tout en préservant l'héritage du gaullisme, accomplir une œuvre
propre, mettre son empreinte sur l'Histoire. Avec le changement de
ministère, nous voici bien loin de ces vastes ambitions.
Plus que tout autre événement, le
référendum d'avril a secoué la majorité gouvernementale, ébranlé
l'assurance du président de la République. Personnellement, je
souhaitais un succès du référendum dans l'intérêt de la cause
européenne. M. Pompidou a durement ressenti l'échec et je crains
qu'il n'en ait aggravé les conséquences par l'interprétation qu'il
en a donnée.
La majorité actuelle, en particulier
l'U.D.R., ne doit pas le pouvoir qu'elle exerce depuis dix ans à un
changement en profondeur de la nation française. Les familles
politiques subsistent et chacune d'elles représente
approximativement le même pourcentage de suffrages. Au premier tour
de l'élection présidentielle en 1965, le président de Gaulle
lui-même n'avait pas recueilli la majorité absolue des suffrages
exprimés,
a fortiori
la majorité des voix des électeurs inscrits. Le candidat du centre
avait mobilisé quelque 15% des suffrages. Le premier tour d'une
élection présidentielle donne l'occasion aux Français d'exprimer
leurs allégeances coutumières, de voter comme si le scrutin
proportionnel continuait à s'appliquer: UDR et Indépendants réunis
n'atteignent pas, en ce cas, la majorité des suffrages
exprimés.Le danger du référendum, M. Pompidou l'a
découvert après coup, c'est que les Français y votent comme ils le
font au premier tour d'une élection présidentielle. Autrement dit,
au lieu de répondre à la question posée, ils expriment leurs
préférences et obéissent aux consignes de leur parti. Aussi bien
les circonstances étaient-elles particulièrement défavorables. Le
président invitait les Français à ratifier une décision déjà prise.
L'opposition dénonça la manœuvre - diviser la gauche - avec plus
d'ardeur et de succès que la majorité ne soutint la cause devenue
présidentielle et non européenne. L'indifférence encouragea
l'abstention. Les chiffres, si décevants soient-ils pour M.
Pompidou, n'autorisent pas de pronostic pour les élections
législatives dans lesquelles tout se joue au deuxième tour. La peur
de la coalition socialiste-communiste l'emportera-t-elle sur le
désir de changement ou inversement? Les électeurs redouteront-ils
la crise de régime que provoquerait la contradiction entre majorité
parlementaire et majorité présidentielle? Ni l'arrogance de M.
Mitterrand ni la crise morale de la majorité ne prouvent quoi que
ce soit, dans un sens ou dans l'autre.
M. Pompidou, d'après tous les témoignages,
semble avoir tiré de l'expérience du référendum et de l'étude
détaillée des chiffres une seule leçon: une fraction des gaullistes
de stricte observance l'avait déserté. Admettons qu'il en ait été
ainsi et que le nombre de ces voix perdues ait été substantiel
(environ un million, d'après certaines analyses): s'abstenir à un
référendum personnalisé n'annonce pas encore un vote pour
l'opposition au deuxième tour d'une élection législative. De plus,
les décisions prises pour parer à cette "désertion" des gaullistes
manquent de discrétion. De même que le référendum n'a pas mobilisé
les "Européens", en partie au moins parce qu'il semblait couvrir
une manœuvre politique, de même le renvoi de M. Chaban-Delmas et
son remplacement par un "compagnon", admirable combattant et
administrateur austère dont personne ne connaît les idées, risque
de surprendre au lieu de provoquer le ralliement des aigris, des
déçus, de ceux qui reprendraient volontiers, complété, le mot
d'ordre de 1968: "quatorze ans, c'est assez".
Certes, le gouvernement Messmer comporte un
dosage savant: les trois groupes de la majorité gardent la même
représentation, M. Edgar Faure apporte avec lui le nouveau contrat
social, la participation et le gaullisme de gauche, cependant qu'un
gaulliste pur et dur s'installe à Matignon et que M. Nicoud sort de
prison. Les électeurs pourraient bien comprendre, eux aussi, la
signification de ce dosage savant: ne vont-ils pas réagir comme en
avril dernier?
Or, et sur ce point le premier secrétaire
du parti socialiste a entièrement raison, le programme commun ouvre
une phase nouvelle de la bataille politique en France. Non qu'un
ministère socialiste-communiste doive nécessairement appliquer
intégralement ce programme, mais il en appliquera une partie
suffisante pour aboutir au même résultat que le gouvernement du
Front populaire en 1936: une crise économique et la désagrégation
d'une alliance entre partenaires-ennemis. Chacun peut spéculer sur
l'aboutissement et de cette crise et de cette désagrégation.
Entre la coalition socialiste-communiste et
la majorité actuelle, les Français seront-ils demain, forcés de
choisir sans que se dessine une troisième voie? Je le crains non
sans regret. En signant le programme commun de la gauche, les
radicaux "dissidents" renient leurs idées et leur action passée,
cependant que M. Jean-Jacques Servan-Schreiber a le courage de
rompre avec les conformismes: identifier la gauche à l'étatisme,
aux nationalisations et à la planification autoritaire, c'est la
vouer à l'échec ou au despotisme. Mais, au second tour, combien de
réformateurs pourront échapper au choix entre la gauche de papa et
la majorité actuelle?