Tous les effets de la crise ne seront pas
fâcheux
Le Figaro
14 décembre 1956
Économies et économistes étaient accoutumés
à deux sortes de crises, les unes de déflation, les autres
d'inflation. Tantôt la demande globale augmentait plus vite que
l'offre et les prix montaient; tantôt elle ne suffisait pas à
absorber les marchandises offertes et les moyens de production,
ouvriers et machines, n'étaient pas employés à plein. Nous
ignorions la crise créée par le déficit temporaire d'un moyen
essentiel de production: l'énergie.
Ce déficit ne nous ramène pas aux crises de
l'époque préindustrielle, au manque de nourriture et aux famines
que provoquait une mauvaise récolte. L'Europe occidentale est
vulnérable à cause de la complexité de sa structure économique, de
sa richesse relative. Faute d'expérience, les experts se gardent de
prévisions catégoriques sur les effets d'une réduction de 25%,
pendant quelques mois, du ravitaillement en produits
pétroliers.
En France, deux problèmes se posent
immédiatement. Le premier concerne les industries qui utilisent le
fuel. Dans quelle mesure seront-elles contraintes de réduire leur
production? Recevront-elles tout le fuel dont elles ont besoin?
Pourront-elles et en quelle proportion substituer le charbon au
fuel? Le deuxième problème est celui de l'industrie automobile, qui
sera atteinte indirectement par la diminution de la demande, au
dedans et au dehors.
Il va de soi que les entreprises qui
sortaient, en grande série, des voitures de fortes cylindrées sont
plus frappées que celles qui étaient spécialisées dans les petites
voitures. Le marché de l'automobile, en France comme ailleurs,
dépendait autant du prix des voitures d'occasion et de celui des
voitures neuves. Une fraction importante des acheteurs de voitures
neuves désiraient seulement acquérir un modèle plus récent. Ils
garderont leur voiture ancienne, si celle-ci se vend mal. Tous les
effets de la crise ne seront pas fâcheux. Les grandes entreprises
se décideront à une reconversion partielle. Le personnel
d'ingénieurs et des techniciens dont elles disposent montrera
probablement la même capacité en France qu'aux États-Unis de passer
d'une fabrication à une autre. On sait le rôle qu'a joué la
General Motors
dans l'effort de guerre américain. L'industrie française tirera
peut-être quelques avantages, à terme, des efforts improvisés par
les équivalents français de la fameuse corporation
américaine.Les transports absorbent plus de 40% des
disponibilités de l'Europe en pétrole. Les transports fluviaux et
routiers pourraient être compromis. Il s'agit donc de savoir si les
transports ferroviaires pourront et dans quelle mesure pallier la
carence des transports tributaires des produits pétroliers. À cet
égard, il semble que la France, avec son réseau de voies ferrées
très serré, soit moins menacée que d'autres pays d'Europe.
L'effet sur les prix résultera du rapport
entre deux forces: l'augmentation des coûts et la diminution de la
demande sur certains marchés. La première doit être
incomparablement plus grande que la seconde. Certes, on conçoit
que, sur certains marchés particuliers, la baisse de production
amène une détente (par exemple, l'industrie automobile réduira ses
commandes à la sidérurgie), mais les facteurs inflationnistes sont
multiples: hausse du taux du fret, allongement des trajets, recours
à de sources d'approvisionnement en matières premières plus chères,
diminution des recettes fiscales prélevées sur l'essence et les
voitures automobiles, pertes de recettes supplémentaires escomptées
à l'expansion. Le déficit accru des finances publiques, les hausses
des prix impliquées par les conditions nouvelles de ravitaillement
combineront leurs effets.
Le gouvernement devra se proposer
simultanément trois objectifs: entretenir l'activité, fût-ce par
des reconversions industrielles; limiter la hausse des prix;
réduire le déficit budgétaire. Les mesures qu'appelle chacune de
ces tâches ne sont pas nécessairement les mêmes. La politique sera
contrainte à la souplesse et à la discrimination. L'épreuve
révélera les capacités d'adaptation d'une économie industrielle à
une conjoncture imprévue.