L’O.N.U. vivra-t-elle?
Réalités
septembre 1948
Dans le cadre grandiose du palais de
Chaillot va s’ouvrir l’assemblée générale des Nations Unies, au
milieu d’un grand concours de diplomates et de secrétaires et aussi
au milieu de l’indifférence générale.
L’Organisation des Nations Unies n’a pas
été accueillie par l’élan d’espoir qui avait répondu, il y a trente
ans, aux messages du président Wilson. En janvier 1946, un tiers
des Français interrogés faisaient confiance à l’O.N.U. pour
empêcher une nouvelle guerre, mais la moitié affichaient déjà leur
scepticisme. Aujourd’hui, moins de 10% se déclarent satisfaits de
l’œuvre accomplie.
Il est vrai qu’aux États-Unis l’opinion a
été d’abord moins réticente. Un immense effort y a été accompli
pour faire connaître l’institution internationale dont le succès
aurait consacré le prestige et l’influence de la diplomatie
américaine. Le désenchantement n’a pas tardé. En octobre 1947, 53%
des Américains croyaient à une guerre mondiale au cours des dix
prochaines années (ce qui est une manière de ne pas croire à
l’efficacité de l’O.N.U.). Un tiers seulement se déclaraient
satisfaits de l’action de l’O.N.U.; plus de la moitié,
mécontents.
Ni en France, ni aux États-Unis, on ne s’en
prend aux institutions internationales en tant que telles. Ici et
là, on leur confierait volontiers le soin de résoudre les questions
difficiles, celles de la Palestine, celle de la Ruhr. En France,
57% auraient préféré les réunions de l’O.N.U.; 23% celles des
«Cinq» pour rédiger les traités de paix (sondages de l’Institut
Français d’Opinion Publique, janvier 1946). Aujourd’hui, les
peuples ne se détournent pas de l’O.N.U. par nationalisme, mais par
déception.
Aux yeux du plus grand nombre,
l’organisation internationale a fait la preuve qu’elle était
incapable de fonctionner. On lui reproche non ses intentions, mais
son impuissance.
Pourquoi prêterait-on à une assemblée,
constituée par les représentants d’États souverains, une capacité
d’arbitrage ou d’action supérieure à celle de la vieille
diplomatie? Pourquoi lui attribuerait-on la vertu d’empêcher les
guerres, alors que s’expriment en elle les mêmes intérêts en
conflit, les mêmes rivalités qui paralysent le travail patient des
chancelleries?
L’espoir était fondé souvent sur des
idéologies plus ou moins confuses, que la réalité réfute
impitoyablement. Certains avaient cru qu’une Société des Nations
deviendrait une sorte d’instance morale. Elle donnerait une voix à
la conscience universelle. Elle traduirait les jugements de
l’opinion publique, au sens solennel qu’Auguste Comte donnait à ce
terme. Mais une vaste partie de l’univers est soumise à une censure
impitoyable. Des peuples entiers ne connaissent plus les événements
que par les versions partisanes qu’en donnent leurs maîtres. Non
seulement il n’existe plus d’opinion mondiale, mais de multiples
nations ont éliminé leur propre opinion publique: non que les
masses se plient docilement aux propagandes, mais le refus, pas
plus que l’acceptation d’une propagande, ne ressemble à la libre
critique des faits, au nom de la vérité, sur laquelle comptaient
les philosophes optimistes du XIXe siècle.
D’autres idéologies avaient un caractère
juridique. Pourquoi, disait-on, ne pas soumettre les nations à une
loi commune, comme on a soumis les individus et les groupes? Les
États souverains vivent dans l’état de nature: chacun s’institue le
seul juge de ses intérêts et, en cas de conflit, de la légitimité
du recours à la force, mais l’analyse est fragile. La loi
intérieure est obéie dans la mesure où l’État s’est assuré le
monopole de la violence, dans la mesure où la police est capable
d’assurer le respect des règlements. Un ordre juridique
international suppose une force capable de l’imposer. En l’état
actuel du monde, on ne conçoit pas la possibilité d’une telle
force.
On imaginait naguère que la coalition des
États pacifiques l’emporterait toujours sur les tentatives
d’agression. La crise de l’Abyssinie a déjà montré qu’on obtient
plus aisément la condamnation de l’agresseur que les moyens
matériels de le contraindre à la capitulation. Ni les
gouvernements, ni les peuples ne sont prêts à faire la guerre,
sinon pour la défense de ce qu’ils appellent leurs intérêts vitaux.
Mais il y a plus. La concentration de la puissance est telle que
tous les membres de l’O.N.U. réunis sont incapables d’inspirer la
crainte soit aux États-Unis, soit à l’Union soviétique. Chacun des
deux géants est à lui seul supérieur à la grande alliance des
petits et des moyens. Si les géants s’accordent, tout est possible.
S’ils ne s’accordent pas, rien n’est possible.
Ce fait évident, prévisible dès 1944,
domine de haut toutes les controverses relatives à l’organisation
de l’O.N.U., au conseil de sécurité ou au droit de veto. Les
institutions, surtout les institutions internationales, n’ont pas
de vertu en elles-mêmes, elles reflètent la réalité, les hommes,
les passions, les intérêts. M. Molotov ou M. Vychinski demeurent
les mêmes, qu’ils parlent à Moscou ou à Washington. Leurs discours
sont inspirés par la même doctrine ou la même propagande. Il ne
suffit pas de réunir dans le même hémicycle M. Vychinski et M.
Marshall pour qu’ils parlent la même langue et tendent aux mêmes
objectifs. Il n’y a pas de raison pour qu’ils s’entendent plus
aisément en public qu’en privé, devant le forum mondial plutôt que
dans les séances des «Trois» ou des «Cinq». Au contraire.
On dit volontiers que le droit de veto
paralyse le fonctionnement de l’O.N.U. Et on a raison. Mais le
droit de veto est une conséquence, non une cause. L’Union
soviétique n’ignore pas qu’elle serait mise régulièrement en
minorité, parce que les U.S.A. rallient autour d’eux un plus grand
nombre d’États. Elle ne renoncera jamais au droit de veto, qui lui
paraît la seule garantie, et il y aurait quelque hypocrisie à l’en
blâmer. Au reste, à supposer que ce droit fût supprimé et que
l’O.N.U. voulût porter atteinte à ce que l’U.R.S.S. regarde comme
ses intérêts vitaux, celle-ci ne s’inclinerait pas devant une
décision, même votée à une énorme majorité.
Est-ce à dire qu’aucune réforme ne soit
praticable? Je n’irai pas jusque-là. Il se peut que la «petite
assemblée», microcosme de l’assemblée générale, non soumise à la
règle du veto, puisse, sur des questions qui n’engagent pas
l’essentiel, agir plus aisément que le conseil de sécurité. Mais il
serait absurde d’attendre un progrès décisif. L’O.N.U. sera à
l’image des relations internationales. Tant que dure le conflit
entre Union soviétique et États-Unis, elle sera déchirée et
paralysée. Les trois quarts des Américains interrogés en novembre
1947 jugeaient que la rivalité soviéto-américaine condamnerait à
l’impuissance l’organisation internationale. Ils n’en croyaient pas
moins au devoir des États-Unis de la maintenir en vie et de la
soutenir.
Les sceptiques seront tentés, dans ces
conditions, de demander: à quoi bon? Si l’O.N.U. se heurte aux
mêmes difficultés que les diplomates, les chancelleries ne
seraient-elles pas tout aussi qualifiées pour les résoudre? Et
l’argent consacré à l’O.N.U. ne serait-il pas mieux employé
ailleurs?
L’objection mérite d’être prise au sérieux.
Nous n’y souscrivons pas, mais la réponse est loin d’être facile.
Tout d’abord, nous ferons valoir les services que rend et pourra
rendre encore davantage dans l’avenir l’organisation
internationale, même si elle renonce à la prétention d’établir la
paix universelle. Les commissions économiques et sociales font ou
feront du bon travail, comme en avaient fait les commissions
similaires de la Société des Nations.
En matière diplomatique, quand il s’agit
des relations entre États, l’O.N.U. présente deux inconvénients
principaux. Le premier est qu’elle amplifie les conflits, en
obligeant les États à plaider leur dossier pour et devant le grand
public. Les discours y prennent trop souvent le ton de réunion
publique. Les représentants des États sont peu portés aux
concessions, parce que celles-ci, commentées par la presse
mondiale, seraient immédiatement interprétées comme des défaites
majeures. La diplomatie secrète avait au moins le mérite d’épargner
les amours-propres nationaux et de sauvegarder les prestiges.
Le deuxième inconvénient est que l’O.N.U.
offre des possibilités indéfinies à la procédure. Elle permet
esquives et échappatoires. Prenons, par exemple, le conflit
palestinien. Il est clair qu’en dernière analyse tout dépend de
l’accord entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Que les deux
grandes puissances le plus directement intéressées s’entendent et
la solution sera acceptée, bon gré mal gré, par les parties. C’est
hypocrisie pure de prétendre que les États arabes résisteraient à
un
diktat
anglo-américain. L’O.N.U. permet aux cabinets de Londres et de
Washington de se réfugier dans l’abstraction, de maintenir
obstinément des attitudes contradictoires, d’esquiver leurs
responsabilités. Une franche conversation vaudrait mieux que les
discussions interminables de l’assemblée et du conseil.Mais, en sens contraire, on fera valoir que
l’O.N.U. confère une autorité supplémentaire aux décisions des
puissances. Grande-Bretagne et États-Unis assument éventuellement,
au nom de l’O.N.U., ce qu’ils se refusent à prendre à leur compte
par crainte d’indisposer leurs protégés ou clients. En d’autres
termes, l’organisation internationale ajoute à la complexité du jeu
diplomatique. Selon les cas, elle offre des facilités ou elle
suscite des entraves. Dans telle circonstance, elle permet d’éluder
des obligations, dans d’autres, elle permet à un gouvernement de
camoufler un repli ou un retournement diplomatique en invoquant
l’obéissance aux décisions internationales. Il serait difficile de
fixer à l’avance le bilan et de savoir si le crédit l’emporte ou
non sur le débit.
Quelle est donc la véritable justification
de l’O.N.U.? C’est qu’elle apparaît comme le symbole d’une idée
momentanément impossible à réaliser, mais dont la vérité historique
finira par s’imposer, l’idée d’une société universelle des États.
Tant que dure le grand schisme de l’U.R.S.S. et des U.S.A., elle
est évidemment incapable de fonctionner effectivement. Mais tant
qu’elle existe elle demeure le témoignage d’une volonté qui ne
renonce pas. Si, quelque jour, une trêve spectaculaire intervient
et que la guerre froide soit suspendue, peut-être les États
s’accoutumeront-ils, d’abord à propos de questions relativement
secondaires, à négocier pacifiquement des solutions raisonnables.
Si, au contraire, la guerre froide ne perd rien de son intensité et
que l’U.R.S.S. finisse par quitter l’assemblée (dans le cas, par
exemple, où l’on déciderait de réduire l’usage du droit de veto),
l’O.N.U. pourrait servir de cadre à une organisation
internationale, qui tendrait à créer, pour une moitié du monde, un
embryon de super-État. Dans l’une et l’autre éventualité, l’O.N.U.
sera plutôt le reflet que la cause des événements, elle offrira un
cadre et un instrument à une action qui dépendra non d’elle mais
des gouvernements, en particulier de ceux des grandes
puissances.
Une telle conclusion n’est ni plaisante, ni
exaltante, mais elle est la seule honnête. Ne retombons pas dans
les illusions de la précédente avant-guerre, ne confondons pas les
textes avec les réalités, ne prenons pas les chartes ou les
covenants pour des murailles infranchissables. L’O.N.U., qui n’a
encore réglé aucun des problèmes qui lui ont été soumis, ne protège
rien ni personne. Elle ne crée ni un État universel, ni même un
concert de grandes puissances. Dans son impuissance, elle est
l’image du monde déchiré. Par son existence, elle affirme malgré
tout le refus du désespoir.