La grande misère des Universités
Le Figaro
31 mai 1976
Les universités quittent lentement la
première page des journaux. Voici donc le moment de rappeler
quelques vérités amères que les responsables préfèrent oublier
pendant et après les incidents spectaculaires.
1. Aux États-Unis, les universités
représentent la totalité des établissements d’enseignement
supérieur. Les instituts de technologie, au Massachusetts ou en
Californie, sont devenus des universités de plein exercice, ils ont
créé des départements d’études littéraires ou sociales, après les
départements initiaux de sciences naturelles. Les universités
englobent les écoles professionnelles les plus diverses, depuis les
écoles de journalistes jusqu’à celles d’ingénieurs ou d’experts
agricoles.
En France, les universités ne constituent
qu’une partie, et non pas la plus prestigieuse, de l’enseignement
supérieur. Les grandes écoles forment la majorité des ingénieurs et
des cadres supérieurs de la nation. Il s’est créé une hiérarchie
des écoles, chacune s’efforçant de s’élever dans cette hiérarchie
par une sélection rigoureuse et des études difficiles, en
favorisant la carrière des élèves. Le contraste entre la sélection
à l’entrée des écoles et même des I.U.T. et la non-sélection à
l’entrée des universités joue inévitablement, dans l’opinion
publique, aux dépens de ces dernières.
2. Dans les universités se juxtaposent les
U.E.R. qui continuent les anciennes facultés de médecine et de
pharmacie d’un côté, de sciences et de lettres de l’autre, les
U.E.R. de droit et de science économique occupant une position
intermédiaire.
Les U.E.R. de médecine et de pharmacie ont
introduit une sélection – ce qui était inévitable – toutes les
modalités de la sélection prêtant à contestation. Les problèmes qui
se posent dans ces deux domaines diffèrent radicalement de ceux qui
se posent dans les U.E.R. des ex-facultés des sciences et des
lettres. En effet, si les U.E.R. de médecine et de pharmacie
reçoivent un nombre d’étudiants à peu près égal à celui des futures
médecins et pharmaciens, les U.E.R. de lettes et de sciences
reçoivent un nombre d’étudiants très supérieur à celui des futurs
enseignants et chercheurs des diverses disciplines.
3. Les U.E.R. des ex-facultés de sciences
et de lettres remplissent deux fonctions, encore aujourd’hui
indispensables: la formation des enseignants du premier et surtout
du second degré, la formation des chercheurs et professeurs de
l’enseignement supérieur. Mais on a créé, au cours des vingt
dernières années, tant d’universités ou de pseudo-universités que
seules certaines d’entre elles remplissent cette dernière fonction.
Officiellement, les diplômes restent nationaux. En fait, seules
certaines universités donnent un enseignement en contact avec la
recherche de niveau élevé. Elles risquent d’être de moins en moins
nombreuses.
4. Une des raisons pour lesquelles les
pouvoirs publics tolèrent les troubles à répétition dans les
universités, c’est qu’ils savent à quel point nombre de diplômes
sont dès aujourd’hui dévalorisés, à quel point il importe peu, pour
la nation dans son ensemble, que les étudiants perturbent pendant
quelques semaines les cours ou les travaux dirigés. En dépit de
tout, il subsiste encore probablement assez de départements de
mathématiques ou de physique pour y recruter les savants de demain.
En Italie, il y a, m’a dit le ministre de l’Éducation, un million
d’étudiants, il y en a 800.000 en France. Manifestement quelques
centaines de milliers de plus que le strict nécessaire. Les
cyniques ajouteront que les jeunes trouvent malaisément des
emplois; les universités diffèrent de quelques années l’arrivée sur
le marché du travail de quelques centaines de milliers d’entre
eux.
5. En l’état actuel des informations
statistiques, on ne peut pas affirmer pour autant que nos
universités sont des fabriques à chômeurs, comme on l’écrit de tous
côtés. Ce que l’on peut dire, avec une quasi-certitude, c’est que
nombre de ces étudiants ne trouveront pas de poste dans
l’enseignement et seront déçus par le métier auquel ils se
résigneront.
6. Les universités appartiennent à un
système d’ensemble qui crée, en permanence, un surplus de
non-manuels. Dans son dernier livre, Alfred Sauvy dénonce "
les autorités enseignantes de toutes tendances
idéologiques ou politiques, dignes successeurs des scholastiques
médicaux, qui feignent d’ignorer le problème de la profession
future et dégagent leur responsabilité
". La responsabilité des gouvernants n’est-elle pas tout aussi
engagée? Mais le ministre répondra: quel syndicat d’enseignants
m’appuiera si je tente de limiter le nombre des étudiants?Tout permet de prévoir que l’évolution
présente se poursuivra. Les difficultés de trouver un premier
emploi inciteront les bacheliers à prolonger une période d’études
dans les universités, à défaut des écoles d’accès plus difficile.
Ces étudiants, inquiets de leur avenir, sans vocation définie,
constituent une masse de manœuvre que des minorités actives
manipuleront de temps à autre.
7. Que l’on réforme ou non le IIe cycle,
que l’on organise d’une façon ou d’une autre les centres de
formation des maîtres, des troubles éclateront ici ou là, sous un
prétexte ou sous un autre. Les présidents d’université, à moins
d’une autorité personnelle hors du commun, ne disposent d’aucun
moyen pour sanctionner les trublions ou les empêcher de
nuire.
Certains d’entre eux acceptent, comme si
elle était normale, la pratique des assemblées générales, le
rassemblement de quelques centaines, parfois de un ou deux mille
étudiants, réunions publiques et politiques de style
révolutionnaire, dans lesquelles les professionnels de l’agitation
l’emportent aisément sur les majorités, silencieuses ou non, et
font voter la grève des cours ou des examens, comme si les
étudiants pouvaient légitimement s’identifier à des travailleurs,
comme si même une majorité d’étudiants pouvait légitimement
interdire à une minorité d’opinion contraire d’écouter les
cours.
Dans l’état actuel des institutions et des
mœurs, la crise de ces derniers mois se renouvellera de temps à
autre, en fonction de l’humeur des étudiants, des maladresses des
ministres et des calculs politiques des groupes organisés. Pour
empêcher ces comédies et ces violences, pour arrêter la dégradation
morale des universités et des universitaires par la politique, pour
rendre aux universités un minimum de dignité, il faudrait de toute
évidence modifier sur certains points la loi d’orientation. Élus
comme ils le sont, dépourvus de légitimité et de force, nombre de
présidents d’université n’ont ni les moyens ni même l’intention de
mettre un terme à une politisation plus ridicule encore
qu’odieuse.
Occasion d’exercer l’esprit de réforme? Je
doute que l’on saisisse cette occasion: la réforme serait conforme
à l’intérêt de tous; à celui de la nation comme à celui des
étudiants ou des professeurs. Hélas, elle passerait pour
réactionnaire. La voici condamnée sans recours même (ou surtout?)
par la majorité présidentielle.