Pour une Constituante
Point de vue
28 juin 1945
On votera avant la fin de l'année, mais
comment et pourquoi votera-t-on? On n'était pas plutôt fixé sur la
date approximative des élections que l'on cessait de l'être sur les
modalités de la consultation électorale. Depuis quatre ans, le
retour à une vie constitutionnelle avait fait l'objet, hors de
France, de discussions toujours abondantes et parfois passionnées.
On n'a peut-être pas oublié la loi Tréveneuc, naguère célèbre, qui
présida à la fusion des deux mouvements du général de Gaulle et du
général Giraud.
On pouvait croire que les projets adoptés
finalement à Alger demeuraient valables et que l'accord était fait
au moins sur la méthode: puisque le Gouvernement provisoire et
l'Assemblée Consultative ne sauraient trouver place dans le cadre
des lois organiques de 1875, la rupture constitutionnelle est
consommée. Et les précédents de 1848 et 1871 suggèrent une formule
simple: élection au suffrage universel d'une Assemblée
Constituante, chargée tout à la fois de rédiger une nouvelle
Constitution et d'exercer les fonctions législatives jusqu'à la
réunion des assemblées prévues par la future constitution.
Les déclarations du général de Gaulle ont
tout remis en question.
Illusions du Referendum
Le chef du gouvernement provisoire a
envisagé trois éventualités:
Ou bien les Français éliront une Assemblée
Constituante;
Ou bien ils éliront une Chambre des députés
et un Sénat qui, réunis en Assemblée Nationale, modifieront la
Constitution de 1875;
Ou bien, enfin, on demandera aux Français,
par referendum, de choisir entre les deux termes de l'alternative
précédente.
De ces trois solutions, dont chacune
présente risques et inconvénients, la dernière nous paraît la
pire.
Le referendum n'a jamais obtenu droit de
cité dans la démocratie française. Il suffira à évoquer le
plébiscite et ses possibles menaces. Il deviendra à son tour, pour
lui-même, objet de contestations. Et l'on discutera moins les
avantages respectifs de l'Assemblée Nationale et de l'Assemblée
Constituante - en tout état de cause difficilement perceptibles au
grand public - que le sens et l'opportunité de cette consultation
préliminaire.
Chacun admet l'urgence de sortir du
provisoire, de mettre fin à l'incertitude. Le referendum
prolongerait le règne du provisoire et de l'incertitude. Au lieu
d'une campagne électorale, on en aurait deux. De l'une à l'autre,
les coalitions les plus surprenantes se noueraient ou se
dénoueraient: ni la clarté ni l'honnêteté, finalement, n'y
trouveraient leur compte.
Interrogeons le pays sur ses volontés. Ne
l'interrogeons pas sur la meilleure manière de l'interroger.
L'impossible retour
Il est aussi facile d'imaginer une
Constitution nouvelle que difficile de lui donner vie. Une
Constitution tire sa force de sa durée. Rien ne remplace en ces
matières la sanction du temps.
La Constitution de 1875, disent certains,
avait résisté à l'épreuve de la guerre de 1914-1918. Elle s'était
montrée assez souple pour s'adapter aux circonstances les plus
diverses. Elle avait permis à un Clemenceau de sauver la patrie, à
un Poincaré de restaurer les finances de l'État. Elle a besoin
d'être rénovée, - tout le monde en convient, - elle a besoin
surtout d'être servie par des hommes plus fermes que ceux qui
laissèrent, entre les deux guerres, s'effriter la fortune de la
France et de la République. Qu'on l'améliore, mais qu'on ne la
détruise pas. La Constitution de 1875 est une garantie, la
Constituante une aventure.
La Constituante aurait tous les défauts des
assemblées uniques, inexpérimentées, chargées d'une tâche trop
lourde. Comment espérer que les parlementaires, dont la plupart
siégeraient pour la première fois dans une assemblée élue, puissent
simultanément rédiger une Constitution viable et exercer les
pouvoirs joints des deux Chambres de la IIIe République?
Nous ne nierons pas la force de ces
arguments. Il se peut qu'il eût mieux valu maintenir la
Constitution de 1875. Mais nous nions que le retour de la IIIe
République soit aujourd'hui juridiquement ou politiquement
possible.
Le gouvernement du général de Gaulle,
accepté par l'ensemble de l'opinion, choisi par les organismes les
plus représentatifs de la nation, est incontestablement légitime.
Mais on voit mal par quelle fiction juridique on le rattacherait au
dernier gouvernement de la IIIe République. Bon gré mal gré, il est
un gouvernement révolutionnaire: il a pour mission d'être l'origine
d'une légalité nouvelle et non de prolonger une légalité
évanouie.
Politiquement, l'opposition des partis de
gauche et d'extrême-gauche enlève à cette solution l'avantage
principal qu'elle serait susceptible de présenter. Quand une
dynastie est acceptée par le pays tout entier (comme c'est le cas
en Angleterre), elle ajoute à la stabilité de la démocratie. Quand
la dynastie ou la personne du monarque sont discutées, il en
résulte un sujet supplémentaire de conflit. Ainsi de la
Constitution. Si celle de 1875 était acceptée par l'ensemble du
pays, si tous les partis consentaient à livrer bataille selon les
règles établies il y a trois quarts de siècle, le pays y gagnerait.
Mais telle n'est pas la situation. Dans le désir de réformes
profondes, pour écarter l'éventuelle opposition du Sénat, les
partis avancés veulent repartir à neuf. Comment s'opposer à leur
volonté maintenant que l'on a, en fait, suspendu la Constitution de
1875?
Il n'aurait peut-être pas été impossible de
maintenir en vie la IIIe République, mais il aurait fallu commencer
par ne pas la tuer.
Fatalité d'une Constituante
Ce qui nous détermine à prendre parti en
faveur d'une Constituante, ce n'est ni le désir (ou la peur) d'une
révolution, ni la préférence pour l'Assemblée unique, c'est la
constatation des faits: il n'y a plus de Constitution. Il faut, le
plus tôt possible, rentrer dans la légalité démocratique. La
méthode la plus conforme aux traditions, la plus logique est celle
de l'Assemblée Constituante. Celle-ci, expression de la
souveraineté populaire, deviendra automatiquement l'instance
suprême.
Est-il besoin d'ajouter que rien n'est
encore résolu par une telle décision? La Constituante, à n'en pas
douter, est une aventure. Il ne sera pas trop de la bonne volonté
de tous pour que l'aventure finisse bien.