Propos d’un conservateur
Le Monde
22 août 1958
La Constitution que le général de Gaulle a
inspirée et que le pays, selon toute probabilité, ratifiera répond
en ses lignes maîtresses à ce que les lecteurs du discours de
Bayeux pouvaient attendre. Elle en comporte les avantages réels et
les périls évidents.
Dès lors que le président de la République
est élu par un collège élargi, dispose du droit de dissolution,
nomme le président du conseil, soumet éventuellement les lois au
référendum, négocie les traités, le risque de tension entre chef de
l'État et chef du gouvernement surgit automatiquement. Comment ce
dernier pourra-t-il être responsable devant le Parlement de mesures
que le premier aura dictées ou suggérées? Mais cette critique est
trop prévisible pour être décisive. En accordant au gouvernement
présidé par le général de Gaulle le pouvoir constituant, on
acceptait la formule d'un chef de l'État qui serait moins que le
président américain et plus qu'un arbitre, qui, mieux encore que le
président dans la Constitution de 1875, exercerait une fonction
royale.
Le premier ministre étant choisi par le
président de la République, mais responsable devant le Parlement,
le problème se posait d'éviter le retour des défauts (instabilité
ministérielle, toute-puissance de l'Assemblée) auxquels on attribue
communément les échecs de la IVe République. Il était impossible de
lier le gouvernement à la législature ou même d'imposer aux
opposants l'accord sur un autre chef de gouvernement puisque l'on
réserve au président de la République le choix du premier
ministre.
Pour parer aux dangers que comporte la
séparation entre exécutif et législatif, les rédacteurs de
l'avant-projet ont collectionné toutes les limitations des
prérogatives du Parlement que les législateurs avaient pu mettre en
pratique ou imaginer: durée des sessions ramenée à cinq mois et
demi, interdiction aux ministres de rester parlementaires,
approbation sans vote des projets sur lesquels le gouvernement
engage son existence, à moins du dépôt d'une motion de censure,
énumération des matières seules soumises au législatif, etc. De
peur que ces précautions ne suffisent pas, on rétablit le Sénat,
élu à deux degrés, dans ses prérogatives de la IIIe République.
Sous la IVe République l'Assemblée finit par être impuissante parce
qu'elle était toute-puissante. Sous la Ve République l'Assemblée,
dès qu'elle ne se résignera pas à l'impuissance, sera tentée de se
révolter.
La Constitution, même avec tout ou partie
des modifications proposées par le Comité consultatif
constitutionnel, est incontestablement d'esprit réactionnaire.
J'ajoute que ce terme n'est pas, sous ma plume, péjoratif mais
descriptif, je veux dire que cette Constitution va en sens
contraire de l'évolution constitutionnelle en Occident. En
Amérique, le président est élu au suffrage universel entre deux
candidats, dont chacun a été nommé par un des deux partis. En
Grande-Bretagne, le premier ministre est le chef de celui des
partis qui a la majorité à la Chambre des communes et qui, en règle
générale, a obtenu la majorité des suffrages populaires. Dans les
deux cas, il s'agit donc de ce que l'on appellerait en France un
régime exclusif des partis. Dans les deux cas, l'autorité se fonde
sur le suffrage universel, elle s'appuie sur la coopération entre
exécutif et législatif, l'un et l'autre expression des
partis.
Quelle est la justification de ce retour en
arrière? La formule de la séparation des pouvoirs, idéologie
officielle des réformateurs, repose sur une interprétation, réfutée
depuis longtemps, de la pensée de Montesquieu. La justification
d'une telle Constitution est qu'en France aucune majorité
cohérente, aucune volonté commune ne sort du suffrage universel. On
n'a pas cherché un compromis entre gouvernement présidentiel et
gouvernement parlementaire (car ces deux gouvernements sont issus
du suffrage universel), mais des pouvoirs capables de choisir dans
un pays irrémédiablement divisé. Les élus du suffrage universel
accepteront
une politique qu'ils auraient été incapables de
décider
. Telle est l'idée directrice, consciente ou inconsciente. Tel est
du moins l'argument à mes yeux le plus fort en faveur de ce que
l'on pourrait appeler l’«expédient orléaniste».Je ne suis pas, pour mon compte, hostile
par principe à cet expédient. Mais celui-ci, en lui-même chargé de
contradictions, est de ce fait exposé au glissement soit vers le
parlementarisme plein, soit vers un durcissement autoritaire.
Pour qu'il ait chance de durer il doit
d'abord être acceptable aux députés et à la classe politique qui se
consacre au métier électoral et parlementaire. Or l'avant-projet
finissait par humilier le suffrage universel en multipliant les
précautions contre les élus. Les ministres, en accueillant
certaines des révisions suggérées par le Comité consultatif,
ont-ils atténué ce défaut? Certes, la Constitution sera de toute
façon ratifiée (encore que la majorité puisse être moins grande
qu'on ne le souhaite). Tant que subsistera la menace des
parachutistes et que le général de Gaulle sera au pouvoir,
l'Assemblée se résignera à un rôle secondaire. La lutte pour la
révision commencerait dès la fin de l'état d'urgence. Il n'est pas
conforme à l'intérêt national d'imposer une Constitution que le
pays républicain rejetterait si le spectre de l’«aventure» ne
planait sur lui.
Il n'est pas démontré que cette
Constitution donne des gouvernements «stables et forts». Plusieurs
dispositions excellentes, qui précisent les relations entre
exécutif et législatif, devraient prévenir la guérilla que les
députés menaient contre les ministres, ainsi que la surveillance de
chaque instant, qui empêchait toute action. Mais si le président de
la République est un homme comme les autres, pourquoi l'élu des
maires des petites communes ou des conseillers municipaux, pourquoi
le chef du gouvernement nommé par le chef de l'État, seraient-ils
forts, l'un et l'autre n'ayant reçu aucun mandat clair du pays,
menacés d'un conflit avec une Assemblée d'orientation politique
éventuellement différente? D'où tireraient-ils leur énergie et leur
puissance, ces élus de notables urbains et campagnards? Tout se
passe comme si les rédacteurs de la Constitution avaient supposé
que les détenteurs de l'exécutif étaient par eux-mêmes chargés de
dynamisme, animés par une volonté précise et que la seule tâche
était d'empêcher le suffrage universel de paralyser l'action des
gouvernants. Que tel soit le cas avec le général de Gaulle, c'est
possible; mais demain?
Le 25 janvier 1840 le maréchal (alors
général) Bugeaud, parlant à la Chambre des députés, disait qu'il
avait «toujours considéré l'Algérie comme le plus funeste présent
que la Restauration ait fait à la révolution de Juillet». Il
s'écriait: «L'abandon, la France officielle, pour me servir d'une
expression qui n'est pas dans mon langage habituel, la France
officielle n'en veut pas, c'est-à-dire les écrivains,
l'aristocratie de l'écritoire n'en veut pas. Les pères de famille
qui voient périr leurs enfants en Afrique pourraient penser
autrement, mais ils ne parlent pas, ils n'écrivent pas, ils
travaillent et ne sont pas consultés. Enfin, je ne vois pas un
gouvernement assez fort, quand même l'abandon serait jugé
nécessaire, pour l'essayer aujourd'hui.» La monarchie de Juillet ne
créait pas, aux yeux du général, un gouvernement fort.
Un gouvernement est fort ou faible selon
les objectifs qu'il se donne. La IVe République est morte des
guerres d'outre-mer. La guerre d'Indochine a duré près de huit ans.
Un gouvernement fort aurait-il traité plus vite ou continué la
bataille huit ans de plus? Les grandes erreurs de la IIIe et de la
IVe République furent souvent causées par la rigidité
intellectuelle, par une décision fausse, maintenue héroïquement par
les gouvernements successifs (refus de dévaluation entre 1931 et
1936, refus de traiter en Indochine).
La plupart des Français sont résolus à
voter pour ou contre la Constitution selon qu'ils sont favorables
ou hostiles au général de Gaulle. Ceux qui, comme moi, admirent
plus le général de Gaulle que le texte constitutionnel finiront
probablement par se résigner. Quelle que soit leur décision, elle
sera commandée par un pari: l'avenir français dépend avant tout de
l'Algérie. La Constitution de la Ve République a-t-elle pour fin de
poursuivre la politique dont MM. Debré, Soustelle et autres étaient
naguère partisans ou d'appliquer les idées dont les libéraux, qui
venaient visiter le général de Gaulle, croyaient recevoir de lui la
confidence?