La scène politique. VII. - En quête d'une
majorité
Combat
23 avril 1946
L'an dernier, l'
Economist
avait passé en revue les trois partis qui se présentaient aux
suffrages du peuple anglais et il avait suggéré qu'aucun d'eux ne
répondait pleinement aux vœux de l'opinion progressiste. Nul
n'avait songé à en conclure qu'il valait aussi bien s'abstenir.
Disons-le, pour éviter toute équivoque: la situation française,
bien loin de justifier l'indifférence, appelle de chacun une prise
de position. Aujourd'hui plus que jamais la politique est notre
destin: il y va du tout.Si l'enjeu des querelles intérieures est en
France infiniment plus grave que dans la pacifique Angleterre où
gouvernement et opposition s'accordent sur l'essentiel, il
n'apparaît pas aussi clairement. En effet, et c'est là sans doute
une des origines de la confusion où nous nous débattons, les partis
ne définissent jamais leur programme de telle sorte que la nation
puisse rendre un verdict univoque. On vote en France plus selon des
préférences traditionnelles que pour ou contre une plate-forme
précise. Quoi d'étonnant qu'on ne se trouve pas sensiblement plus
avancé au lendemain qu'à la veille des élections? Rouge, rose,
bleu, blanc: chacune de ces couleurs attire une masse électorale
dont l'importance relative ne varie que lentement.
Comme le suffrage électoral n'a ni désigné
une majorité ni répondu à des questions (parce qu'on ne lui a pas
posé) on n'ose jouer le jeu démocratique, c'est-à-dire séparer un
parti gouvernemental et une opposition. Il suffit que l'on dénonce
l'impuissance de l'union nationale, sous la forme du tripartisme,
pour que l'on vous accuse de diviser le pays et de dresser deux
blocs l'un contre l'autre. En vérité, le mal n'est pas que deux
masses s'opposent, c'est que l'unité de chacune d'elles soit
fictive. Socialistes et communistes ont beau se qualifier de partis
frères, leur parenté est historique et doctrinale, non actuelle.
Malgré tout les socialistes n'ont pas oublié comment finissent
normalement les mencheviks. Et s'ils n'en parlent jamais, ils
pensent toujours aux événements de 1939-1941.
Telle semblait donc l'alternative au cours
de cette législature: ou bien la formule tripartite à laquelle les
trois partis eux-mêmes ne croient plus guère, ou bien un
gouvernement socialiste-communiste dont les socialistes, victimes
désignées et conscientes, pressentent la fatalité et redoutent
l'approche.
Si encore le gouvernement se bornait à
administrer les affaires courantes, on concevrait le tripartisme
comme une solution d'attente, une manière de réserver les décisions
politiques et d'éviter au pays les bouleversements qu'entraînerait
la lutte ouverte des factions. Mais aucun des trois grands ne
s'impose une véritable retenue, chacun tâche d'exploiter et de
renforcer les positions que le partage des portefeuilles lui a
livrées, chacun prépare sa campagne électorale en travaillant pour
lui-même et contre ses alliés. Il n'y a ni trêve réelle, ni
ministère d'union; on a en réalité transporté à l'intérieur de
l'État les conflits partisans. Le résultat inévitable est que
l'État achève de se désagréger. La bureaucratie, par elle-même
inefficace, connaît une paralysie supplémentaire par l'absence
d'une doctrine et d'une volonté une.
Aperçoit-on une issue? Est-il légitime
d'espérer que les prochaines élections renouvelleront la scène
politique?
La loi électorale aggravera le défaut des
consultations françaises. Plus que jamais on exprimera des
préférences coutumières, plutôt qu'on ne choisira entre deux
programmes. On ne prétendra pas que le scrutin majoritaire
suffirait à dégager une majorité et une minorité. Nous avons connu
entre les deux guerres des majorités électorales incapables de se
prolonger en majorités gouvernementales. En tout cas, la
proportionnelle exclut les réponses claires, les discriminations
nettes. Les cinq partis se retrouveront en présence, demain comme
hier, sans que la modification éventuelle de leurs effectifs change
profondément les données du problème.
Trois majorités sont théoriquement
possibles: la majorité composée par les deux partis ouvriers, la
majorité tripartite (le rassemblement des gauches étant susceptible
de remplacer le MRP au cas où ce dernier serait affaibli ou se
refuserait à une nouvelle expérience), enfin la majorité dont
personne ne souffle mot, mais qui serait à beaucoup d'égards la
plus logique, qui laisserait d'un côté les communistes, de l'autre
le PRL et grouperait tous ceux qui se réclament d'une sorte de
travaillisme.
Si les partis ouvriers obtiennent à eux
deux la majorité absolue, la décision dépendra des communistes: ils
imposeront le fameux tête-à-tête le jour où ils le voudront. En
effet, puisque les socialistes sont résolus à ne jamais entrer dans
un gouvernement auquel ne participeraient pas les communistes, il
suffira à ces derniers de poser des conditions inacceptables au
troisième pour que le bipartisme naisse de lui-même. Que cette
formule soit un arrêt de mort pour les socialistes (à moins que
ceux-ci ne soient sensiblement plus nombreux que leurs alliés, ce
qui paraît exclu), personne ne l'ignore, pas même les principaux
intéressés. Mais nulle part les socialistes n'ont manifesté une
telle répugnance pour le suicide.
Il leur reste à souhaiter, dans le fond de
leur cœur, que cette majorité ouvrière ne sorte pas des urnes.
Alors ils retrouveraient le tripartisme, qu'ils ne se résignent pas
à abandonner avec la direction au moins théorique du ministère et
les avantages du pouvoir. Pourvu que les crédits américains et le
charbon de la Ruhr arrivent en quantités suffisantes, une
amélioration économique et par suite morale interviendrait pour
ainsi dire automatiquement. Un nouveau sursis leur serait offert,
la crise serait différée.
Quant à l'union de ceux qui souhaitent un
socialisme libéral et l'orientation occidentale de notre
diplomatie, elle apparut au referendum d'octobre, mais elle n'avait
aucune chance de survivre. Laissons même de côté l'opposition des
MRP et des socialistes sur la question allemande: les troupes des
deux partis, à supposer qu'elles s'accordent en gros sur les
questions actuelles, restent séparées par des conflits historiques;
elles se recrutent dans des milieux qui, depuis un siècle et demi,
se regardent avec suspicion. Les subventions aux écoles libres, si
dérisoire qu'en soit le montant, pèsent plus lourdement sur les
coalitions électorales ou même gouvernementales que toutes les
divergences de politique extérieure.
À l'échelle de la commune, la séparation de
la droite et de la gauche coupe en deux tout groupement
travailliste. Qu'importe qu'à l'échelle du monde, communisme
soviétique et socialisme occidental soient à l'opposé l'un de
l'autre. La perspective communale importe davantage, dans le jeu
actuel, que la perspective mondiale.
Reste à savoir si la politique mondiale ne
se vengera pas. Combien de temps nous laissera-t-elle le loisir de
prolonger ce jeu? Mots d'ordre d'un côté, générosités de l'autre:
même notre niveau de vie médiocre, même notre calme relatif sont
suspendus au bon vouloir de l'étranger.