L'université un an après. Les fruits de la
révolution
Le Figaro
2 août 1969
Nul ne saurait établir un bilan exact de ce
qui a été créé ou détruit au cours de l'année écoulée depuis les
événements de mai-juin 1968 (1). Universitaires et
observateurs s'accordent sur un point et probablement sur un seul
point: d'une U.E.R. à une autre, d'une ville à une, de Paris à la
province, de la médecine à l'économie politique, la situation
varie. Les diagnostics d'ensemble gardent, de ce fait, un caractère
subjectif. Notre confrère
Le Monde
a publié côte à côte deux articles qui visaient à faire le point et
dont l'un avait pour titre.
Un esprit nouveau
(Maurice Duverger), et l'autre,
Sentiment de découragement
(Alfred Grosser). Ces deux titres reflètent l'optimisme des uns, le
pessimisme des autres. Manquait un troisième titre:
"Plus ça change…"
Je voudrais essayer, malgré tout, de
dégager quelques fait importants.
1. Dans l'ensemble, le calme est revenu. Il
ne reste plus que quelques points chauds. Vincennes devait servir
d'université-pilote, de lieu d'expérience pédagogique. Dans
certains départements (langues vivantes en particulier), des
innovations intéressantes ont été tentées et la réalité n'a pas
toujours déçu l'espérance des fondateurs. Cependant, Vincennes, au
cours de sa première année, a surtout rempli la fonction ingrate
d'abcès de fixation. Les plus contestataires des sociologues et des
philosophes, rassemblés dans ce bouillon de culture, ont joué à la
révolution culturelle. Ils ont, avec une efficacité exemplaire,
servi la cause des communistes et desservi celle de la nouvelle
gauche.
2. À Vincennes les communistes,
minoritaires par rapport à la nouvelle gauche (contestataire) ont
dû faire appel à un service d'ordre, composé de plus de jeunes
ouvriers que d'étudiants, pour assurer "la liberté de vote"
(liberté dont un faible pourcentage d'électeurs a fait usage).
Ailleurs, les communistes ou apparentés ont conquis des positions
dominantes dans nombre de conseils des U.E.R., sans recourir à des
moyens extra-universitaires. Ils dirigent le S.N.E.-Sup. et
l'U.N.E.F.-Renouveau. Jamais ils n'ont détenu autant de puissance
dans l'Université que depuis l'explosion gauchiste de mai 1968. Ils
doivent ce retour en force à leur organisation, à leur sérieux, à
leur travail, à l'inorganisation du grand nombre, à l'anarchie des
gauchistes; les enragés refusent de participer, les trotskystes
préparent la révolution sociale et non la réforme
universitaire.
3. Une des conséquences les moins douteuses
des "événements" concerne les relations entre les diverses
catégories d'enseignants. La distance entre assistants,
maîtres-assistants, chargés d'enseignement, maîtres de conférences,
professeurs titulaires, s'est rétrécie. L'assemblée de faculté,
composée des professeurs et de quelques représentants des autres
catégories, a presque partout disparu et disparaîtra définitivement
avec la loi d'orientation. En principe et, dans l'ensemble, ce
changement, déterminé par les circonstances, me paraît heureux. Les
titulaires représentaient une fraction trop faible du nombre total
des enseignants pour que la structure ancienne pût se
maintenir.
En dehors de toute polémique, le
rapprochement des diverses catégories d'enseignants, les
délibérations communes plus nombreuses, les contacts avec les
étudiants appartiennent à la catégorie des effets heureux du
bouleversement.
4. Dans certains cas, cependant, il en
résulte des excès de sens contraire. Des assistants jeunes et de
qualification discutable échappent à toute autorité, soit que les
professeurs leur abandonnent les deux premières années, soit qu'ils
aient, en fait, perdu tout pouvoir d'intervenir. Les révolutions
accélèrent la circulation des élites, selon la formule classique de
Pareto. La révolution universitaire de 1968 ne fait pas exception à
la règle. Les jeunes enseignants ont été promus plus vite ou sont
montés plus vite à Paris. Le ministère a encore aggravé la
concentration parisienne des talents et des enseignants, contre
l'intérêt évident, à long terme, de l'université française.
5. Il est trop tôt pour prévoir les
conséquences du système électoral et de la cogestion. La
politisation, grâce à "l'ordre communiste" et au refus de
participation des gauchistes, n'a pas dégénéré en tumulte. Que se
passera-t-il demain dans les U.E.R., dans les universités, où,
chaque année, enseignants et étudiants choisiront leurs
représentants en fonction d'idées politiques et de revendications
corporatives?
6. Dans l'immédiat, le mode actuel
d'administration comporte un inconvénient majeur: il coûte trop de
temps aux étudiants et aux enseignants. Le sentiment de
découragement que note Alfred Grosser, et que j'ai rencontré chez
beaucoup de mes collègues des facultés, tient à la fatigue que
causent les séances des commissions: les assemblées ont besoin de
deux heures pour prendre une décision qui n'exigerait d'un
administrateur compétent que quelques minutes de réflexion. À la
limite, beaucoup de professeurs se demandent si la participation à
cette sorte de vie politique n'exclut pas la recherche.
7. La gestion, l'administration ont changé,
l'enseignement a-t-il changé? Il y avait, de toute manière,
beaucoup de naïveté à croire que les mêmes hommes pouvaient, du
jour au lendemain, enseigner autrement qu'ils ne l'avaient fait
toute leur vie. La mythologie du cours magistral, symbole du
mandarinat et de la pédagogie anachronique, a favorisé une illusion
de réforme à bon compte. Bien entendu, en nombre de circonstances,
les étudiants eux-mêmes ont demandé des cours, qui n'ont pas
disparu, même de Vincennes: on se borne à ne pas leur accoler
l'épithète de "magistral". Quant aux relations entre enseignants et
étudiants, elles varient d'une U.E.R. à une autre, d'un professeur
à un autre: mieux vaut s'abstenir de toute proposition générale.
Une seule remarque: une fois la fièvre tombée, nombre d'étudiants
semblent enclins moins à l'agressivité qu'à la passivité.
8. Enfin, la diversité des modes d'examens
officiellement acceptés - contrôle continu des connaissances,
épreuves en fin d'année d'un type ou d'un autre, le choix par
l'étudiant d'un examen sur mesure - a eu un résultat prévisible, en
nombre d'U.E.R. que je connais, à la faculté des lettres et à la
faculté de droit, le pourcentage des succès se situe entre 80 et
95%. Le public ne connaîtra peut-être pas les statistiques vraies.
Il suffira de calculer le pourcentage des reçus non par rapport aux
candidats effectifs mais par rapport aux inscrits. Comme le nombre
de ces derniers dépasse de 20 à 30 à 30% celui des candidats
effectifs, le pourcentage des succès apparaîtra raisonnable.
Il va de soi que l'on peut concevoir au
lieu de l'examen-barrage (ou sélection), tel qu'il fonctionnait
avant mai 68 un examen-simple confirmation du travail de l'année.
Encore convient-il de réfléchir aux implications du glissement
d'une fonction à une autre, de ne pas oublier que la dévalorisation
des diplômes frapperait non les mandarins mais les étudiants.
(1)
Voir
Le Figaro
du 1er août.