L'épargne intérieure et l'équilibre des
comptes
Le Figaro
28 juin 1957
L'excédent, l'équilibre ou le déficit des
payements courants ne sont pas des phénomènes isolables, dont la
cause unique serait un certain taux monétaire, un niveau donné de
la production ou de la productivité, une répartition particulière
des marchandises exportées entre produits alimentaires, demi-finis
ou finis. L'ensemble d'une économie s'exprime dans les chiffres de
la balance des comptes extérieurs.
Rien n'est plus utile que d'envisager la
crise française à la lumière de théories ou de concepts divers.
Quelques experts utilisent la méthode de quantités globales et de
biens réels. Ils décomposent les importations, constatent la part
des matières premières et des produits énergétiques; ils
décomposent de même les exportations, se demandent sur quels postes
pourraient porter les augmentations, quels produits seraient
susceptibles d'être vendus au dehors. Une telle méthode conduit
normalement à recommander des mesures sélectives pour libérer, en
des secteurs bien choisis, des biens exportables.
Une autre méthode consiste à étudier le
problème à partir du déséquilibre intérieur, en s'attachant à
l'examen des flux monétaires. Le déficit extérieur est le reflet de
l'inflation intérieure. Que l'on mette au jour les causes de
l'inflation et l'on aura, du même coup, indiqué les points
d'application de la politique nécessaire.
À cette deuxième école appartient l'étude
contenue dans les premiers chapitres du rapport de la Banque des
Règlements internationaux. Cette étude s'efforce de déterminer le
montant de l'épargne dans les principaux pays, la part de l'État,
des entreprises et des personnes privées dans l'épargne totale et
d'expliquer l'état des comptes extérieurs par l'abondance ou
l'insuffisance de l'épargne.
Prenons le cas de la France. En pourcentage
du produit national net aux prix du marché, l'investissement total
a oscillé entre 13,3 en 1950 et 9,2 en 1956, en passant par 8,0 en
1953 et 11,2 en 1955. Mais ni l'épargne des ménages ni celle des
entreprises n'ont progressé. La première passe de 7,4 en 1950 à 6,1
en 1956; la seconde passe de 4,1 à 4,6, pendant ces mêmes années.
Mais, entre temps, l'épargne des administrations, positive à 1,8,
en 1950, est devenue négative, - 1,5, en 1956. L'investissement
total n'a été réalisé que par un déficit de la balance des comptes.
Alors que la contribution de l'ensemble des administrations
publiques (y compris les institutions d'assurances sociales) aux
épargnes nationales nettes s'est élevée à 235 millions de livres
dans le Royaume-Uni, à 15,6 milliards de marks en Allemagne, le
montant est négatif de 245 milliards de francs en France.
La décomposition de l'épargne et de
l'investissement entre les trois secteurs administrations
publiques, entreprises, ménages, révèle plus clairement encore la
responsabilité des administrations publiques dans la crise
actuelle. L'épargne nette des ménages est restée stable en 1950 par
rapport à 1955 (1.011 contre 1.001 milliards), mais la formation
nette des capitaux s'est élevée à quelque 400 milliards, laissant
un excédent à peu près constant de l'ordre de 600 milliards.
L'épargne nette des entreprises est restée, elle aussi, à peu près
stable, mais la formation nette des capitaux a progressé (de 779
milliards en 1955 à 1.134 en 1956), de telle sorte que le bilan
épargne-investissement est négatif de 378 milliards. Enfin, les
comptes des administrations publiques révèlent une épargne négative
de 218 milliards, à quoi s'ajoutent 347 milliards
d'investissements, d'où un déficit total de 593 milliards.
L'excédent des ménages équilibre approximativement le déficit des
administrations publiques. Le déficit des entreprises est
approximativement égal à celui de la balance des comptes.
Il va de soi que les statistiques
consignent des résultats comptables, elles ne dégagent pas les
mécanismes. Il n'y a pas de rapport direct de causalité entre
insuffisance de l'épargne et déficit des comptes extérieurs. Mais
le rapport n'en existe pas moins: l'excès de la demande intérieure,
par des canaux multiples, restreint les ventes et gonfle les achats
au dehors.
La contre-épreuve, pour ainsi dire, est
fournie par le cas allemand. L'épargne nationale nette n'a, depuis
1951, cessé d'être supérieure à l'investissement national brut
(abstraction faite de l'excédent des comptes extérieurs). Ce
dernier a été constamment élevé: 18,6% du produit national net aux
prix du marché en 1951, 20,1% en 1955, 19,2% en 1956. Mais
l'épargne atteint, en ces mêmes années, 20,4% du produit national
net, 21,2% et 21,4%. En particulier, l'apport des administrations
publiques a été considérable. Il s'est élevé, alors que celui des
ménages et des entreprises tendait à la stabilité ou à la baisse:
9,4% en 1956 contre 8,0% en 1951 et 4,0% en 1950. L'État allemand
accumule de l'épargne en dépit de l'excédent des comptes
extérieurs. L'État français, bien loin de contribuer à l'épargne
nationale, prélève sur celle des personnes privées, en dépit du
déficit des comptes extérieurs.
Ce contraste n'est pas la seule cause, mais
il est une des causes principales de la divergence entre
l'évolution de la France et celle de la République fédérale.