À propos des réformes de l'enseignement
supérieur. Gigantisme parisien et uniformité nationale
Le Figaro
19 juillet 1963
Que le lecteur imagine un pays doté d'une
quinzaine d'universités parmi lesquelles une seule recevrait le
tiers environ des étudiants; qu'il imagine ensuite que ces
universités, toutes du même style, toutes également dépourvues
d'autonomie financière, toutes étroitement soumises à la tutelle de
l'État, aucune ne pouvant créer un enseignement ou tenter une
expérience sans l'autorisation de conseils divers et finalement du
ministère de l'Éducation nationale. Dans ce pays de fantaisie,
pensera notre lecteur, les universités bénéficieront des avantages
et souffriront des inconvénients qu'apporte normalement une
autorité centrale: celle-ci imposera un modèle uniforme, mais, en
contrepartie, elle sera capable de résoudre des problèmes
fondamentaux.
Quelle illusion! Ce pays de fantaisie est
la France et les facultés des lettres souffrent à la fois de
l'absence totale d'initiative et de l'imprévoyance de l'autorité de
tutelle. La Faculté des lettres et sciences humaines de Paris,
couramment appelée Sorbonne, meurt de gigantisme. Nombre
d'universités de province ont ou avaient, dans certaines
disciplines, des effectifs si peu nombreux d'étudiants et
d'enseignants qu'elles peuvent ou pouvaient tout au plus assurer
une formation d'enseignants, incapables de constituer des foyers de
culture ou des centres de recherches.
Je pose la question à n'importe quel homme
de bon sens: quelle justification trouver au maintien d'une
université unique pour un quart ou un tiers des étudiants de
France? Le contact entre étudiants et professeurs est rendu
impossible. La plupart des thèses d'État sont soutenues devant la
Faculté des lettres de Paris, ce qui représente, pour certains
professeurs, une tâche proprement écrasante. Même si les
professeurs des universités de province pouvaient être rapporteurs
des thèses soutenues à Paris - ce qui est souhaitable - les
candidats auraient tendance à s'adresser à ceux qu'ils supposent
influents. En fait, la concentration à Paris de tant de
professeurs, mis dans des conditions de travail insensées, est le
mal radical des facultés des Lettres. Rien ne sera possible tant
qu'il n'y sera pas porté remède.
L'annexe de Nanterre, future deuxième
faculté des Lettres, n'est pas encore sortie de terre et les délais
officiellement envisagés risquent de n'être pas tenus. Même s'ils
étaient tenus, le retard demeurerait considérable entre ce qui est
fait et ce qu'il faudrait faire. Dès maintenant la région
parisienne aurait besoin de deux facultés, travaillant à plein et
séparées l'une de l'autre. Avec le doublement prévu des effectifs
d'étudiants d'ici 1970, c'est au moins trois facultés qui
s'imposeraient pour éviter l'encombrement des amphithéâtres, la
surcharge des maîtres, pour ramener la faculté parisienne à
l'échelle humaine.
En attendant cette réforme, et en tout état
de cause, certaines mesures faciles pourraient non guérir le mal
mais en atténuer les faits. Au moins pour les deux premiers cycles
de l'enseignement supérieur, l'élargissement des locaux, la
multiplication des assistants et maîtres-assistants permettraient,
avec une organisation appropriée, d'améliorer les conditions de
travail des étudiants.
Du même coup, les professeurs (ou certains
professeurs) se consacreraient en priorité à la direction des
recherches ou à la recherche elle-même.
Rien n'empêcherait non plus, même dans
l'absurde cadre actuel, d'accorder aux professeurs certaines
facilités qu'aucune administration ne se refuse plus à elle-même.
Les sections de la faculté n'ont pas encore de secrétariat
permanent, et tel de mes collègues répond à la main à chacun des
cinquante ou cent candidats à une thèse d'État dont il est le
directeur. Dans les sciences sociales, la création de chaires est à
demi-stérile tant que le budget de fonctionnement ne suffit pas à
financer les recherches faute desquelles l'enseignement lui-même
demeure abstrait et rhétorique.
La croissance universitaire va aggraver le
gigantisme de la Sorbonne, elle pourrait atténuer le mal contraire
dont souffraient certaines universités de province. Mais il restera
souhaitable de favoriser, au niveau du IIIe cycle sinon des deux
premiers, une certaine spécialisation des diverses facultés des
lettres. À l'heure présente, la plupart des certificats sont
décernés par toutes les facultés. Quand une nouvelle licence se
crée, comme celle de psychologie ou de sociologie, elle est
rapidement adoptée par toutes les facultés. Ce phénomène de
diffusion est à peu près inévitable dans un système où les diverses
universités existent moins par elles-mêmes qu'en tant que parties
d'une seule et unique université de France.
Si la distinction des trois cycles
présidait à la réorganisation des facultés, rien n'empêcherait
certaines d'entre elles de créer un Centre de recherches en tel
domaine particulier. Ce phénomène de demi-spécialisation n'est pas
inconnu dans les facultés des sciences où le coût des laboratoires
l'impose. Il devrait s'introduire dans les facultés des lettres. Si
l'on nomme dans chaque faculté un ou deux professeurs de chaque
discipline, la tentation de non-résidence est encore plus forte,
l'enseignement est essentiellement celui des deux premiers cycles,
et, si les professeurs poursuivent, peut-être à titre personnel,
leurs recherches, ils ont peine à le faire dans la faculté même,
faute des crédits, des collaborateurs ou simplement des
interlocuteurs qu'exige la vie scientifique.
Au-delà des réformes de cette sorte, la
plupart indispensables pour sauver un enseignement qui mérite
d'être appelé supérieur, d'autres questions se posent, sur
lesquelles les opinions seront encore plus partagées. Ce qui me
frappe, c'est qu'aucune nouveauté ou presque, en fait de pédagogie
ou d'organisation, n'accompagne l'actuelle et prodigieuse expansion
de l'enseignement supérieur. La séparation entre les facultés des
sciences, de droit et des lettres n'est pas mise en question. Les
cadres subsistent tels quels. Nul ne paraît imaginer que les
circonstances actuelles sont plus propices qu'elles ne le seront
jamais à des transformations ou des combinaisons inédites.
J'admets que la formule des "facultés des
sciences économiques et sociales" prête à discussion. Mais les
adversaires de la formule ne devraient pas nier que l'idée mérite
d'être mise à l'épreuve. De même, n'est-il pas déplorable que seuls
puissent enseigner, à titre de professeurs titulaires, dans les
facultés de droit et des sciences économiques, les agrégés, dans
les facultés des lettres, les docteurs ès lettres. Ne serait-il pas
utile, pour rapprocher les facultés les unes des autres et pour les
rapprocher toutes de la vie, d'assouplir ces règles?
À l'Institut d'études politiques,
industriels, grands fonctionnaires, ingénieurs enseignent au même
titre que les universitaires. Dans les facultés traditionnelles,
les parchemins sont encore d'indispensables titres d'entrée. Si
l'on créait une ou deux facultés de sciences économiques et
sociales, il serait possible, sans toucher aux droits acquis et aux
monopoles des diplômes, d'enrichir le corps enseignant par un appel
à des personnalités qui connaîtraient les hommes et la société
autrement que par les livres.
Si chacune des universités avait un minimum
d'autonomie, peut-être quelques-unes d'entre elles auraient-elles
le goût ou le courage de l'innovation. Mais dans le système
étatique que nous ont légué Napoléon et la IIIe République,
l'innovation ne peut intervenir qu'avec l'accord, sinon à
l'initiative, du ministère. Mais si personne n'innove, le
conservatisme entraîne la décadence. D'ici deux ans, les
statistiques nous apprendront peut-être qu'il y a, en France,
100.000 étudiants en lettres. Y aura-t-il encore des facultés
capables de remplir leur fonction, qui n'est pas seulement de
former des professeurs de lycée, mais aussi d'entretenir et de
transmettre la culture?