Propos pour adultes
Le Figaro
10 juin 1968
Un ami m'a demandé, à la suite de l'article
paru dans
Le Figaro
du 29 mai, en quels termes Alexis de Tocqueville avait répondu à
l'enthousiasme de J.-J. Ampère, le soir du 25 février 1848. J'avais
renoncé, après mûre hésitation, à reproduire ces propos, tant ils
témoignaient de pessimisme. Les "révolutionnaires" avaient, il y a
quinze jours, commencé de mettre en pratique leur mot d'ordre
favori: "Pas de liberté pour les ennemis de la liberté"; ils nous
laissent un répit et je rappelle volontiers le texte dans lequel
Tocqueville exprime les sentiments "d'indignation, de douleur, de
colère" qui bouillonnaient en lui: "Vous ne comprenez rien à ce qui
se passe; vous en jugez en badaud de Paris, en poète. Vous appelez
cela le triomphe de la liberté; c'est sa dernière défaite. Je vous
dis que ce peuple, que vous admirez si naïvement, vient d'achever
de montrer qu'il était incapable et indigne de vivre libre.
Montrez-moi ce que l'expérience lui a appris? Quelles sont les
vertus nouvelles qu'elle lui a données, les anciens vices qu'elle
lui a ôtés? Non, vous dis-je, il est toujours le même; aussi
impatient, aussi irréfléchi, aussi contempteur de la loi, aussi
faible devant l'exemple et téméraire devant le péril que l'ont été
ses pères. Le temps n'a rien changé en lui et l'a laissé aussi
léger dans les choses sérieuses qu'il l'était jadis dans les
futiles."Et Tocqueville de conclure:"Après avoir
beaucoup crié, nous finissons par en appeler tous les deux à
l'avenir, juge éclairé et intègre, mais qui arrive, hélas! toujours
trop tard."
Depuis le début de mai, j'ai eu des
dialogues de ce style avec nombre d'amis. À quoi, disais-je, peut
conduire le renversement par l'émeute estudiantine et ouvrière du
pouvoir gaulliste? Un gouvernement de gauche, présidé par M.
Mitterrand ou M. Mendès-France, avec ou sans participation
communiste, devrait bientôt s'appuyer sur l'une ou l'autre des deux
forces réelles: d'un côté, le parti communiste, qui, en dépit des
trublions fidélistes, maoïstes ou P.S.U., représente un ordre
possible; de l'autre côté, la majorité anticommuniste, qui
s'affirme normalement aux élections. Une fraction de cette majorité
vote pour la gauche modérée. Peut-être même la fraction hostile au
conservatisme ou au gaullisme de l'électorat anticommuniste
aurait-elle, dans quelques mois ou quelques années, permis
l'élection d'un président de la République de gauche, qui n'aurait
pas été pour autant prisonnier du parti communiste.
La révolution de mai dissipe provisoirement
ces espoirs. Ou bien les élections donneront la majorité aux partis
de gauche et, en ce cas, le P.C. exercera la réalité du pouvoir,
fût-ce par Mitterrand interposé. Ou, ce que les observateurs jugent
aujourd'hui plus probable, la peur éveillée par le émeutes
rejettera vers le gaullisme la majorité des Français, y compris
ceux qui le condamnent et lui reprochent un style d'autorité
méprisante, l'extension des domaines réservés, le refus du dialogue
authentique avec les citoyens et leurs représentants, la perte de
contact avec l'existence réelle des Français. En d'autres termes,
de la crise sortira un pays coupé en deux: ou une gauche dominée
par le communisme ou un gaullisme que le souvenir des jours de
panique risque de rendre à la fois plus dur et plus faible.
Le
New York Times
écrivait, il y a quelques jours, que le général de Gaulle offrait,
une fois de plus, au pays le choix entre lui et le chaos et que la
France n'avait pas le choix puisqu'elle bénéficiait et de la
présence du général de Gaulle au sommet et du chaos à la base. La
formule, strictement exacte à l'heure présente, convaincra-t-elle
les électeurs qu'il faut d'abord éliminer le général le Gaulle ou
d'abord sortir du chaos?Une victoire électorale du gaullisme, même
massive, ne résoudrait rien par elle-même. Formons les hypothèses
les plus optimistes. Le général de Gaulle et M. Pompidou ont
l'intelligence de "surmonter leur victoire"; bien loin de conserver
le monopole du pouvoir et de ses bénéfices, ils s'efforcent
d'élargir la base parlementaire du gouvernement, de transformer
l'U.D. Ve en un grand parti, vivant et moderne, au lieu de le figer
dans une inconditionnalité (qui, les événements l'ont prouvé,
n'offre même pas une garantie de fidélité).
La réalisation de ces hypothèses optimistes
laisserait subsister les deux causes qui déterminent la
prolongation de la crise. Minoritaire, la gauche - ouvriers,
jeunes, parti communiste et syndicats - va éprouver plus que jamais
un sentiment d'exclusion, d'aliénation. Elle se jugera d'autant
plus trahie qu'au cours des journées de mai elle a récusé le
principe démocratique (électoral) de légitimité et qu'elle trouvera
en face d'elle un gouvernement dont elle déteste la manière et dont
elle méprise les électeurs ("défenseurs de l'ordre",
"bourgeois").
À cette tension psycho-sociale s'ajouteront
les conséquences matérielles des semaines de paralysie et
d'émeutes. Les spécialistes hésitent encore à chiffrer le coût,
pour le budget et les entreprises, des augmentations de salaires
accordées aux fonctionnaires, aux employés des services publics et
aux ouvriers, le coût pour le pays tout entier des semaines de
grève et des exportations perdues. Même si ce coût se révèle
finalement moins élevé qu'on ne le craint aujourd'hui, les
entreprises marginales connaîtront des difficultés accrues et
disparaîtront plus vite. Les entreprises prospères, pour supporter
la compétition, tenteront un effort supplémentaire de
rationalisation, dont il résultera un accroissement de chômage, en
particulier du chômage des jeunes.
Un étudiant de l'Institut d'études
politiques, dans le hall pour la première fois tapissé de drapeaux
rouges, auquel je décrivais ces perspectives, me répondit, d'un ton
qui se voulait farouche: "Tant mieux. Plus la situation s'aggravera
et plus nous aurons chance de détruire la société."
Je ne méconnais nullement la signification
et la portée de la haine qu'éprouve ou affecte d'éprouver une
fraction de la jeunesse, peut-être plus bruyante que nombreuse, à
l'égard de l'ordre établi. Mais, plus encore que cette haine, me
frappe la capitulation des adultes, essayant de rivaliser en
infantilisme avec leurs enfants.
Je m'adresse donc aux adultes - et je n'en
vois guère (à moins que leur infantilisme ne dissimule le cynisme)
ni au P.S.U., ni à l'U.N.E.F., ni au Sne-Sup. Le problème politique
(nous traiterons, un autre jour, des problèmes de l'université et
de la société de consommation) se pose, malheureusement, par la
faute conjointe du pouvoir gaulliste et de la gauche modérée, en
termes simples: il importe d'abord de restaurer le sens de la
légitimité électorale, seule protection contre la guerre civile et
le totalitarisme. Cette restauration dépend, d'abord et avant tout,
des électeurs eux-mêmes. Si les résultats des élections permettent
cette restauration, il dépendra ensuite des gaullistes de
comprendre la leçon.
Le gaullisme, tel qu'il a régné jusqu'au
mois de mai 1968, est mort, victime du "naufrage de la vieillesse",
victime de sa contradiction interne, trop libéral pour ce qu'il
avait d'autoritaire, trop autoritaire pour ce qu'il avait de
libéral. Victorieux demain, il aurait peut-être l'illusion de la
puissance, mais s'il succombait à cette illusion, les sombres
prophéties de Tocqueville, au soir du 25 février 1848,
retrouveraient une tragique actualité: ou le gaullisme consent à
une mutation ou il perdra ce qu'il avait de libéral et, par le
durcissement, préparera un affrontement, déjà préfiguré mais non
encore inévitable.