En quête d'une stratégie. II. Les fausses
alternatives
Liberté de l'Esprit
avril 1952
Les États-Unis s'interrogent. Au cours de
ces derniers mois, professeurs, diplomates, hommes politiques ont
multiplié les enquêtes sur le passé et les conseils pour l'avenir.
Il ne sera peut-être pas inutile de marquer la place que prennent
nos propres conceptions dans l'ensemble des théories
américaines.
La querelle doctrinale porte d'abord sur
l'alternative:
esprit de croisade
ou
diplomatie réaliste
. G. F. Kennan, H. J. Morgenthau(1) font reproche à W.
Wilson ou F. D. Roosevelt, à l'opinion elle-même de substituer à
l'effort pour atteindre certains buts définissables - rapports de
forces favorables aux intérêts nationaux - la recherche d'une
victoire contre l'ennemi, supposé l'incarnation du mal, en vue d'un
certain idéal quasi mythologique, règne de la loi, Société des
Nations, Nations-Unies. Kennan, Morgenthau montrent l'un et
l'autre, de manière convaincante, que cet idéalisme mal compris a
contribué à l'extension des guerres, qui devaient être totales
puisqu'il s'agissait d'exterminer le mal, et, du même coup, aux
défaites politiques qui ont succédé aux victoires militaires. L'un
et l'autre invitent leurs compatriotes à ne plus s'attribuer de
mission civilisatrice, ou moralisatrice, à ne plus nourrir
l'impossible ambition de répandre la démocratie aux quatre coins de
la planète, à prendre une conscience plus exacte des diversités
humaines et sociales, à se donner la tâche modeste, mais autrement
méritoire, de servir l'intérêt national des États-Unis tout en
contribuant, de leur mieux, à sauvegarder la liberté des pays
menacés et en évitant une troisième guerre mondiale.Philosophiquement,
Les guerres en chaîne
appartiennent à l'école réaliste. Je pense, en effet, que dans le
monde tel qu'il est les diplomates doivent chercher
l'accommodement, le compromis, même avec des régimes détestables,
plutôt qu'un triomphe éclatant et stérile sur l'infâme, triomphe
qui ruine le vainqueur aussi bien que les vaincus et compromet les
valeurs au nom desquelles fut livré le combat. Mais ces
considérations sont, à l'heure présente, rétrospectives et
l'application au monde tel qu'il est devenu en est pour le moins
malaisé. Comment les États-Unis pourraient-ils limiter leurs
engagements alors que la même menace soviétique pèse sur l'ensemble
de l'Asie et de l'Europe? Comment pourraient-ils revenir à la
diplomatie de style traditionnel alors qu'ils se heurtent à un
empire conquérant dont l'idéologie est une arme?À lire certains auteurs, H. J. Morgenthau
par exemple, on a l'impression que la mythologie de la négociation
se substitue à la mythologie du dialogue impossible. On écrit un
livre de 350 pages pour recommander une politique réaliste dont
l'aboutissement serait un accord avec l'Union Soviétique sur le
partage du monde, mais on n'étudie pas ce que serait ce partage,
quelles concessions il exigerait des États-Unis, quelle chance il
aurait d'être respecté par l'Union Soviétique. De même que certains
dénoncent la vanité de toute conversation avec le Kremlin, certains
voient dans de telles conversations le seul espoir d'éviter la
guerre totale.
La vérité se situe, me semble-t-il, à
mi-chemin entre ces deux thèses. Tout ce qui relève de la rivalité
de puissance entre deux empires ressortit, en théorie, à la méthode
diplomatique, encore que les zones actuelles de friction, en
particulier l'Allemagne, soient telles que les perspectives de
compromis apparaissent faibles. Mais dans la mesure où l'un au
moins des empires a, sur le plan idéologique, des prétentions
universelles, aucun partage stable n'est même concevable. Comme la
situation actuelle est au point de rencontre de ces deux séries
historiques, la négociation avec le Kremlin ne doit être ni rejetée
ni surestimée. Il est singulièrement improbable qu'elle mette fin à
la guerre froide, il est possible qu'elle en atténue quelque jour
l'intensité.
Aussi me paraît-il plus important de
souligner la nécessité de réduire, par notre action propre, les
facteurs d'instabilité qui sont en même temps causes de guerre
froide et risques de guerre totale. L'Europe Occidentale sera
garantie contre la soviétisation moins par des promesses
soviétiques ou des entretiens au Kremlin que par le renforcement de
la structure sociale et politique des pays menacés, par
l'organisation d'une force de défense. De même, la partie au
Proche-Orient ou dans l'Asie du Sud-Est sera gagnée ou perdue sur
le terrain, dans l'âme des hommes, à même les conflits des classes
ou des pays, non en des pourparlers secrets ou spectaculaires entre
les représentants du Kremlin ou du State Department.
En d'autres termes,
ces premières conclusions sont proches de
celles de l'école idéologique pour des raisons que je crois
conformes à la doctrine de l'école réaliste
. Je tiens pour impossible de combler le fossé entre les deux
univers, non parce que le monde libre peut ou doit se lancer dans
une croisade contre le stalinisme, mais parce que celui-ci, par sa
nature même, ne connaît en dehors de lui que des ennemis, parce que
la révolte anti-européenne ou anti-occidentale des peuples d'Asie
et du Proche-Orient donne une chance exceptionnelle à l'aventure
impérialiste du Kremlin.Du même coup, j'écarte les querelles, qui
remplissent une bonne partie de la littérature politique, sur les
racines de l'impérialisme actuel de l'Union Soviétique. Celui-ci
est-il essentiellement russe ou soviétique? Sommes-nous en présence
de l'impérialisme traditionnel de la Russie, utilisant l'arme
nouvelle de la propagande et de l'idéologie, ou sommes-nous en
présence d'un phénomène radicalement neuf, l'expansion d'une
doctrine semi-religieuse utilisant la puissance de l'État russe à
ses fins? S'agit-il de panslavisme ou du communisme universel? Je
tiens ces alternatives pour largement fictives.
Faisons, pour les besoins du dialogue, une
concession, en apparence décisive, aux théoriciens de
l'impérialisme traditionnel. Admettons que les gouvernants actuels
soient plus ou moins indifférents aux idées et qu'ils souhaitent
agir à la manière dont ils le firent de 1939 à 1941, prêts à
s'allier au pire ennemi de leur religion s'ils y trouvent leur
intérêt, impatients d'élargir leur zone d'influence ou leur empire
en dehors de toute diffusion idéologique. Quand M. Molotov
envisageait l'expansion en direction du golfe Persique, il ne
s'agissait pas de favoriser l'avènement d'un régime
post-capitaliste. Mais en cette hypothèse qui, sous cette forme
extrême, demeure improbable, les données du problème mondial
seraient à peine modifiées.
En effet, dans l'intérêt de cet
impérialisme, admettons-le, les gouvernants actuels de la Russie
imposent des régimes imités du leur, dirigés par des hommes soumis
à leur doctrine et à leurs ordres, aux pays que leurs armées ont
mis à leur merci. D'autre part, ils s'efforcent d'animer à travers
le monde les activités révolutionnaires et d'en prendre la tête par
l'intermédiaire des partis communistes.
Le caractère idéologique de l'impérialisme
soviétique ne résulte pas d'une conjecture sur la psychologie de
Staline et des siens, mais d'une constatation pure et simple des
faits
, la soviétisation des territoires protégés, la "stalinisation" des
mouvements révolutionnaires. Que le
Politburo
mène son entreprise en cynique, usant de la doctrine sans y croire
et en vue du seul épanouissement de la puissance, ou en fanatique,
continuant de croire que le parti est l'avant-garde du prolétariat
et l'exécuteur de la providence historique, le danger pour
l'Occident demeure à peu près le même et la nécessité de la
réplique équivalente.On m'objectera que, dans l'hypothèse où
l'impérialisme est russe ou slave, le compromis est possible alors
que, dans le second cas, il ne l'est pas. Mais cette objection, si
valable qu'elle soit en apparence, ne touche pas à l'essentiel. Que
l'on suppose le
Politburo
composé de communistes fanatiques: il n'en est pas moins capable -
et il l'a prouvé - de faire un bout de chemin avec n'importe quel
ennemi pour s'assurer un répit ou éviter une épreuve de force tenue
pour dangereuse, autrement dit de conclure un compromis de grand
style ou d'accepter un partage du monde temporaire. D'autre part,
même composé de réalistes indifférents à l'idéologie, le Politburo
n'envisagerait pas de liquider l'appareil de subversion qu'il a
monté à travers la planète et de rompre les liens entre le Kremlin
et les partis communistes dits nationaux. Pourquoi? Parce qu'on ne
saurait demander à une élite politique de rejeter
volontairement
l'idéologie du nom de laquelle elle a accédé au pouvoir et qui lui
assure, dans la rivalité avec les autres classes et les autres
pays, une telle supériorité en prestige et en bonne
conscience.L'expérience permet d'ailleurs, non pas de
choisir dogmatiquement entre les deux interprétations, mais de
fixer selon la probabilité la part de vérité que contiennent l'une
et l'autre. Les dirigeants bolcheviks de la Russie, dès qu'ils ont
cessé d'attendre à brève échéance la révolution mondiale, n'ont
jamais été empêchés par leur idéologie de conclure des accords
temporaires avec des pays résolument anticommunistes, la Turquie de
Kemal, l'Allemagne de Hitler. Bien loin de préférer la négociation
avec des hommes de gauche, socialistes ou libéraux, les Staliniens
préfèrent, semble-t-il, traiter avec ceux qu'ils tiennent pour des
ennemis déclarés et qui ne mettent pas en danger leur propre
monopole révolutionnaire. La mise hors la loi d'un parti communiste
n'est pas une mauvaise préface à un traité avec le Kremlin.
Réalistes dans le jeu diplomatique
(tactique), les Staliniens n'en sont pas moins restés idéologues
dans leur manière de penser et dans leurs perspectives à long
terme. Ils n'ont jamais tenu l'alliance de guerre avec les
démocraties occidentales pour autre chose qu'un expédient, ils
n'ont jamais renoncé au postulat d'une hostilité fondamentale entre
ce qu'ils appellent camp du socialisme et camp du capitalisme ou de
l'impérialisme, ils n'ont jamais mis en doute que l'aboutissement
de l'Histoire fût la généralisation de leur régime. En ce sens, il
est vrai de dire que, d'après l'expérience même, le but des
Staliniens est l'empire du monde. Seule la soviétisation de la
planète entière donnerait au socialisme en un seul pays l'absolue
sécurité et la consécration par le succès, du moins par le seul
succès qui compte aux yeux des idéologues: le succès total.
En rejoignant, pour des raisons de fait,
certaines thèses des théoriciens de l'anticommunisme, ne
risquons-nous pas de tomber dans une nouvelle contradiction? Est-il
suffisant de résister contre un ennemi qui multiplie les assauts de
tous les côtés et sur tous les plans? A-t-on jamais gagné une
guerre par la défensive? Le but ne doit-il pas être d'abattre le
centre de la conspiration communiste, c'est-à-dire moins l'Union
Soviétique elle-même que le parti communiste russe et la double
autorité qu'il possède sur la Russie et sur les partis communistes
dits nationaux, eux-mêmes maîtres des pays satellites et alliés?
Nous en venons ainsi à la discussion ouverte par le livre de
Burnham,
Offensive ou défensive
, discussion qui comporte d'ailleurs des aspects différents, guerre
traditionnelle ou guerre hétérodoxe, endiguer ou refouler.Ceux que l'on pourrait appeler théoriciens
de la guerre froide partent d'une idée qui me paraît incontestable,
la continuité de la guerre dans la paix, l'usage par l'État
soviétique contre le monde non communiste de procédés qui, en
d'autres temps, eussent été considérés comme incompatibles avec le
droit des gens et les règles présidant aux relations entre États,
par suite la différence de degré, non de nature, entre la guerre et
la paix et la nécessite pour l'Occident de livrer lui aussi cette
sorte de guerre, de ne pas se concentrer sur la guerre
traditionnelle qui, peut-être, n'aura jamais lieu et que les
victoires remportées par les communistes dans les guerres
hétérodoxes risquent à la fois de rendre inévitable et dérisoire
(elle sera perdue avant d'être livrée).
Cette idée, disais-je, me paraît
incontestable et pourtant rien ne serait plus facile et plus
dangereux que d'en exagérer la portée; il ne reste plus qu'un pas à
franchir - et parfois Burnham le franchit ou semble le franchir -
pour ne plus voir qu'une différence de degré et, par suite, une
différence secondaire, entre la guerre froide (ou limitée, comme je
préfère dire) et la guerre totale. Or ce serait là une erreur aussi
fatale que celle des stratèges des deux premières guerres mondiales
qui ne voyaient que des différences de degré entre les diverses
manières d'obtenir la victoire. Si l'on part du postulat que la
troisième guerre est commencée, que le seul but de guerre, pour
l'Occident, est d'abattre la conspiration stalinienne, on risque de
ne pas attacher l'importance qu'il convient à la distinction entre
les diverses manières de vaincre. Matériellement, sinon en termes
de concepts, il y a une différence de nature entre la guerre
totale, avec usage de bombes atomiques, et la guerre limitée, dans
laquelle nous vivons aujourd'hui.
La victoire totale, c'est-à-dire la
destruction de la conspiration mondiale stalinienne, rien ne prouve
qu'elle soit accessible sans l'emploi des moyens réservés à la
guerre totale. Il est donc déplorable de se donner pour objectif
une telle victoire qui risque de conduire logiquement aux
catastrophes que l'on prétend éviter. Une telle conception des buts
de guerre équivaut à renouveler l'erreur de Roosevelt: croire que
le but de la guerre est la victoire et non la paix qui succédera à
celle-ci.
À cette idée, que je tiens pour chargée
d'équivoque, Burnham en joint d'autres que je tiens, au contraire,
pour fécondes, en particulier la proposition fondamentale qu'il
faut répondre à l'agression soviétique sur les terrains mêmes où
elle se déroule (noyautages, sabotages, propagande, etc.) et aussi
retourner contre l'empire stalinien la technique que celui-ci met
en œuvre contre le monde libre. Qu'il s'agisse de la réplique aux
agressions et infiltrations soviétiques à l'intérieur de notre
monde ou de la contre-attaque vers l'autre monde, je n'ai rien
ajouté, dans
Les Guerres en chaîne
, aux conceptions courantes(2). J'ai été arrêté, en effet, par quelques
difficultés fondamentales.Il n'y a pas d'unité réelle dans les
problèmes de la guerre dite hétérodoxe. Ceux-ci se posent aux
États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Afrique
du Nord, dans le Proche-Orient, en Asie, dans des termes tout
différents. Quand on parle d'une entreprise une, dirigée d'un
centre unique, on a tort et raison à la fois et l'on risque de
susciter la mythologie aussi bien que la clairvoyance. Il est vrai
que l'action du stalinisme s'étend à travers les cinq continents,
que les grèves des dockers à Sydney, à San-Francisco, à New-York, à
La Rochelle sont probablement machinées par des révolutionnaires
professionnels, ayant passé par les mêmes écoles et recevant leurs
instructions du même lieu. Mais les succès emportés varient
évidemment selon les circonstances locales et, une fois admis que
la technique d'action bolchevik obéit à certaines directives
constantes, les Staliniens excellent surtout à aggraver les crises
existantes et à exploiter des contradictions, pour employer le
terme marxiste, que personne n'ignore.
Prenons l'exemple de la révolte des pays
qui, au siècle dernier, ont été colonisés, exploités, en tout cas
humiliés par les Blancs. Il ne faut ni génie exceptionnel, ni
imagination particulière pour déceler dans les relations entre
Européens, Africains et Asiatiques, le point faible du monde
occidental. À partir de ce moment, c'est un jeu d'enfant pour les
agents staliniens d'attiser cette révolte, sans se mettre en
évidence. Dans tout le Proche-Orient, les agents communistes sont
nombreux, mais à peine visibles. Ce sont les troupes britanniques
qui occupent la zone du canal de Suez, c'est l'Anglo-Iranian qui
exploite les pétroles de l'Iran, ce sont des Compagnies anglaises
et américaines qui sont installées dans la région. La présence
occidentale déclenche plusieurs réactions: réaction des milieux
traditionalistes, attachés à la religion, qui sentent plus ou moins
confusément que la civilisation industrielle emportera les
croyances et les coutumes du passé, réaction des masses populaires,
sensibles à la fois à la xénophobie et aux espoirs de progrès qui
se réveillent de leur longue patience et cessent de tenir leur
misère pour voulue par le ciel; réaction, enfin, des intellectuels
occidentalisés et des classes moyennes urbaines qui trouvent dans
les idéologies européennes (socialisme) une arme contre les maîtres
étrangers et une justification de leurs ambitions.
Que faut-il faire? On conçoit que la
réponse à une question aussi générale ne puisse être que générale,
elle aussi, et, par conséquent, peu satisfaisante. L'aide
économique exige, pour être efficace et pour améliorer le sort des
déshérités, une administration ordonnée et des gouvernants
capables. Ces conditions ne sont pas toujours données. Et comment
les réaliser? Même le progrès économique est bien loin d'être une
panacée. Au cours de la première phase, l'industrialisation tend à
attiser les revendications bien plutôt qu'à les satisfaire ou à les
apaiser. Finalement, l'essentiel paraît être bien moins économique
que politique: c'est la solidité des pouvoirs qui permet seule un
développement économique sans révolution. Mais comment obtenir ces
pouvoirs?
À nouveau, on en est réduit à des
généralités. La plus importante est probablement
la subordination du formalisme démocratique à
l'exigence d'une autorité réelle
. La grande erreur des États-Unis est d'avoir cru - ou d'avoir trop
souvent agi comme s'ils croyaient - que les institutions
démocratiques, élections, partis, parlement, étaient transférables.
Il ne faut pas demander d'abord aux régimes non communistes, en
dehors de la zone de civilisation occidentale, d'être démocratiques
au sens que nous donnons à ce mot, il faut leur demander d'être
obéis, efficaces, de favoriser l'équipement, de réduire la misère
et, à terme, de ne pas rendre impossible la démocratisation. Le
modèle est, si l'on veut, le régime de Kemal Ataturk. On n'opposera
pas aux partis communistes des parlements imités de celui de
Westminster ou des présidents, imités de celui de la
Maison-Blanche, mais un régime de type kemaliste, dictature
temporaire d'une équipe d'hommes résolus. Il reste bien entendu que
le kemalisme n'est qu'une formule, aussi facile à exprimer
abstraitement que difficile à appliquer en fait. Il faudrait encore
trouver dans chaque pays un Ataturk, capable de rallier autour de
lui un parti. L'Occident peut encourager les sauveurs, non les
susciter.Tant que l'on ne trouve pas de dirigeants,
de sympathies occidentales, relativement raisonnables, la
diplomatie occidentale combine l'approbation, éclatante et verbale,
des revendications fondées sur l'idéologie européenne ou américaine
(liberté, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, indépendance
intégrale), le soutien des gouvernants en place, le plus souvent
composés de privilégiés, chefs de clans ou riches marchands, et une
aide économique limitée. Elle affaiblit les positions
traditionnelles des puissances européennes par son langage, les
positions des gouvernants en souscrivant aux revendications des
masses, elle n'arrive pas à définir ce qu'elle veut ou ce qu'elle
peut mettre à la place de l'ordre qu'elle détruit.
Dans la plus grande partie du monde, là où
se développe une immense révolution dont les staliniens s'efforcent
de prendre la direction, la bataille politique que l'Occident doit
livrer ne se ramène pas à une rivalité de propagande, avec
précautions contre le noyautage ou le sabotage comme en Occident.
Ce qui est en question, c'est la capacité de l'Occident de
favoriser l'avènement d'un système politique, d'un système
d'encadrement des masses, différents de ceux qu'amènent avec lui le
parti communiste. La menace stalinienne, en Afrique ou en Asie,
n'est qu'un épisode dans une crise historique qui se prolongera
probablement durant des siècles. L'Occident parviendra-t-il, par
delà les formes coloniales de domination, en voie de disparition, à
maintenir rayonnement et influence dans les pays où il a soit
apporté une civilisation à des peuples qui n'en connaissaient
aucune, soit apporté une civilisation industrielle à des peuples
qui possédaient une civilisation égale aux plus hautes, mais de
nature toute différente?
Dans les pays de civilisation occidentale,
le problème communiste est différent parce que la situation n'y est
pas révolutionnaire ou du moins n'y est pas révolutionnaire au même
sens. Les pays de tradition libérale sont gouvernés non par un
homme ou un groupe d'hommes disposant d'un pouvoir absolu et
imposant à tous la reconnaissance de leur légitimité, mais par la
coopération et la rivalité entre groupes d'hommes et partis, chacun
d'eux se donnant pour l'interprète de certains intérêts, chacun
essayant d'obtenir pour sa clientèle le plus d'avantages. Un tel
régime, où l'autorité temporelle n'est pas soutenue par une
autorité spirituelle, où les déshérités sont en permanence incités
aux revendications, est le plus instable, le plus vulnérable que
l'histoire ait connu. Il offre à un parti résolu au sabotage en vue
d'une subversion totale des occasions exceptionnelles.
Dans le cas des pays sous-développés, où
gronde la révolte, le parti communiste, en cas de succès, donnerait
satisfaction à certaines passions et apporterait du moins une
technique d'action politique et d'industrialisation. Dans le cas
des pays occidentaux, il aggraverait, pour la majorité de la
population, les maux dont celle-ci se plaint. Il renforcerait la
discipline, restreindrait les libertés concrètes des ouvriers aussi
bien que des bourgeois, abaisserait les salaires, accroîtrait la
part des investissements. Seuls les croyants, heureux de travailler
même dans le sacrifice pour leur foi, seraient comblés (en dehors,
évidemment, des profiteurs du nouveau régime).
On s'explique aisément que la guerre
politique et psychologique contre le communisme soit plus aisément
gagnée dans les pays de civilisation occidentale: en mettant
l'accent sur la subordination des partis communistes à Moscou, sur
leurs liens avec l'impérialisme russe, sur leurs ambitions de
pouvoir total et totalitaire, on parvient à limiter leur champ
d'action et même à regagner certains îlots qu'ils avaient conquis.
Dans les pays anglo-saxons, il reste à liquider quelques
infiltrations ou noyautages syndicaux, à combattre la sympathie
diffuse dans quelques milieux intellectuels et surtout à prendre
des précautions contre le réseau d'espionnage. On n'a pas
l'impression que le Mac Carthisme, sous toutes ses formes, les
enquêtes des comités du Congrès, les lois sur l'immigration aient
répondu au péril réel. Bien plutôt les réactions émotives
semblent-elles inadaptées. Elles mettent en cause certaines
libertés, sans éliminer certains risques.
Même dans les pays occidentaux où le parti
communiste a pris la direction de masses importantes, il n'a guère
de perspective, au moins à échéance d'une dizaine d'années, de
s'emparer de l'État. Mais, d'un autre côté, on ne voit guère non
plus comment on parviendrait, en Italie ou en France, à lui
arracher la plus grande partie de ses troupes. Non que l'on ne
puisse rien faire: on peut atténuer le mécontentement qui, pour de
nombreux électeurs, est la seule raison de leur penchant à la
subversion. On peut inquiéter les croyants eux-mêmes sur la qualité
de leur cause; on peut, par une propagande aussi active que celle
des staliniens, renforcer la conviction des non-communistes.
Mais l'essentiel ne dépend pas de l'action
privée d'individus, groupes ou partis, l'essentiel dépend de
l'État
. Tant que, en France et en Italie, le régime politique, le
fonctionnement de l'économie, le climat moral seront ce qu'ils
sont, le parti communiste, perdant ou gagnant quelques centaines de
milliers de voix, peut-être même perdant un ou deux millions
d'électeurs, restera une dangereuse cinquième colonne pour
l'éventualité de la guerre totale et, en temps de guerre froide, un
instrument efficace de sabotage.Le parti, communiste constitue un
contre-gouvernement, le noyau d'un pouvoir rival, conspiration
quand il est faible, conspiration et organisation de masses à la
fois quand il est fort. Aucun autre parti, à moins d'imiter sa
technique, ne saurait le contre-battre. Seul l'État est en mesure
de défendre la société contre lui et, par une combinaison de
mesures de force et de réformes, de le réduire définitivement à
l'impuissance.
Dans le monde extérieur à l'empire
stalinien, il n'y a donc guère de distinctions entre offensive et
défensive, sur le terrain de la guerre psychologique ou politique.
La dénonciation de la réalité soviétique est à la fois moyen de
défense et de riposte. Toute mesure contre les partis staliniens se
justifie par la nécessité de la défense.
L'offensive, psychologique ou politique, de
l'Occident devrait, semble-t-il, se développer à l'intérieur des
frontières de l'Union Soviétique. De même que le stalinisme est
farouchement autoritaire et conservateur là où il est établi et
qu'il reste subversif au dehors de son empire, de même les
démocraties pourraient et devraient renforcer leur structure là où
elles se confondent avec l'État, et encourager la subversion là où
leur ennemi est en place. Logiquement, cette argumentation est
impeccable. Il n'en reste pas moins à se poser plusieurs
questions.
La propagande à destination des pays
soviétisés est évidemment légitime et elle est susceptible, à la
longue, de n'être pas sans une influence limitée. Dès que l'on
envisage l'équivalent de l'action communiste: noyautage, sabotage,
subversion, on se heurte immédiatement aux obstacles trop connus:
les régimes totalitaires ne laissent pas à leurs ennemis les mêmes
libertés que les régimes démocratiques. Les patriotes ukrainiens,
les démocrates tchèques ou polonais ne constitueraient pas à la
fois une conspiration et un parti de masses, mais exclusivement une
conspiration, dans des conditions extraordinairement précaires.
Croire que cette guerre hétérodoxe, menée avec une suffisante
vigueur, donnerait à l'Occident une victoire totale sur le
stalinisme sans guerre totale, c'est, à mon sens, une
illusion.
Les staliniens sont en train de bouleverser
la carte du monde grâce à l'emploi généralisé de la guérilla, en
Asie. Les Alliés ont suscité ou du moins encouragé et organisé une
résistance à l'occupation allemande à travers toute l'Europe, mais
en prévision d'un débarquement, c'est-à-dire d'une jonction des
combattants sans uniforme et d'une armée régulière. À quoi mènerait
l'organisation du maquis, en Union Soviétique (à supposer qu'elle
ne soit pas faite en prévision de la guerre totale) sinon à
sacrifier les plus courageux des anti-staliniens?
Les efforts pour affaiblir l'entreprise
stalinienne à l'intérieur de l'empire soviétique peuvent avoir
trois buts: 1° En cas de guerre totale, affaiblir le régime et, de
cette manière, réduire, si possible, la durée et l'atrocité de la
lutte; 2° inquiéter les dirigeants de Moscou sur la solidité de
leur pouvoir et, par suite, les inciter à la modération; 3° rendre
la vie difficile aux staliniens en dehors des frontières de la
Russie elle-même, et, dans la mesure du possible, les faire
consentir à la retraite. Cette dernière fonction me paraît
essentielle, dans la conception même d'une stratégie
offensive.
La guerre froide peut-elle se prolonger
durant des années, même si l'Europe reste divisée ainsi qu'elle
l'est aujourd'hui? On ne saurait répondre avec certitude à une
telle question. Une seule certitude: la présence de l'armée rouge
au centre de l'Europe exclut la paix, si elle autorise l'armistice.
Nous avons montré pourquoi, dans la conjoncture actuelle, l'accord
sur la réunification de l'Allemagne est improbable. L'offensive
psycho-politique en direction de l'Europe orientale serait destinée
à inciter les dirigeants du Kremlin à consentir à la retraite. On
peut objecter que l'offensive aurait des effets contraires et que
les dirigeants soviétiques consentiraient d'autant moins à la
retraite qu'ils se sentiraient plus exposés. De tels événements ne
sont pas rigoureusement prévisibles. L'Union Soviétique
n'abandonnera pas aisément ce qu'elle tient par la vertu de ses
victoires militaires. Mais elle ne l'abandonnera certainement pas
si elle ne subit pas de pression. Il y aurait une petite chance
qu'elle s'y résignât, si elle était soumise à une forte pression
par suite de la présence en Europe d'une armée solide à l'ouest de
la ligne de démarcation, par suite aussi de l'agitation
anticommuniste à l'est.
Nous en arrivons ainsi à la dernière
alternative qui occupe les théoriciens: endiguer ou refouler. Il
n'est pas douteux qu'il aurait été souhaitable et peut-être même
nécessaire de refouler le stalinisme en Europe. Ce qui est douteux,
c'est qu'il soit possible d'y parvenir. À partir du moment où les
États-Unis ont perdu le monopole atomique, on ne voit pas qu'ils
puissent accumuler en temps de paix des forces suffisantes pour
obliger l'Union Soviétique à se plier aux volontés de l'Occident.
Celui-ci n'aura pas, dans l'avenir prévisible,
une supériorité qui lui permette de dicter les conditions d'une
paix mettant fin à la guerre froide
. Même si l'on admet que l'Occident serait en mesure de gagner la
guerre totale, cette supériorité n'est ni assez évidente ni assez
écrasante pour convaincre les staliniens qu'ils doivent céder. Car
cette guerre ne pourrait être gagnée que dans des conditions telles
qu'elle serait perdue pour la plus grande partie du monde libre,
l'Europe en particulier. L'offensive politique en vue de refouler
le stalinisme n'est qu'un élément dans une politique d'ensemble,
dont le but serait un accord sur un statut européen, ou, si l'on
préfère, une rectification des modalités actuelles du partage de
l'Europe.N'attachons pas, en vérité, une portée
excessive à ces alternatives, endiguer ou refouler, négociation ou
guerre froide. Il s'agit moins d'alternatives que de démarches
complémentaires ou de distinctions entre objectif minimum et
objectif maximum. Bien sûr, si l'on pouvait libérer sans guerre
totale la Chine et l'Europe de l'est du joug stalinien, qui ne
serait d'accord? Mais pourquoi ne pas reconnaître que nous avons
fort peu de chances d'atteindre cet objectif maximum?
Ces conclusions risquent de décevoir toutes
les écoles: ceux qui veulent l'offensive, le refoulement, la
destruction du centre mondial communiste m'accuseront de faiblesse
et presque de passivité. Ceux qui rêvent de négociations, de
dialogue, de détente m'accuseront de bellicisme, sous prétexte que
je tiens l'énergie offensive, dans la conduite de la guerre froide,
pour la meilleure chance de n'avoir pas à livrer la guerre totale.
Par-dessus tout, les uns et les autres me reprocheront de ne pas
apporter de solution, de ne pas faire entrevoir d'issue. Et j'en
tombe d'accord. En l'état actuel du monde, il n'y a pas de solution
définissable, il n'y a pas d'issue visible ou même prévisible.
Peut-être la grande illusion est-elle de croire à une
solution.
On a cherché une solution aux problèmes
créés par l'impérialisme hitlérien. On a liquidé effectivement ces
problèmes; d'autres ont surgi, plus graves encore. On ne saurait
affirmer que l'élimination, par une guerre totale, des problèmes
suscités par le stalinisme en ferait surgir d'autres du même type
(à la manière dont le stalinisme a reçu une impulsion décisive de
la deuxième guerre mondiale). Mais les maux certains d'une
troisième guerre et les difficultés qu'elle laisserait probablement
en héritage sont tels que la politique réaliste enjoint de tout
faire pour n'avoir pas à la livrer, tout en se donnant les moyens
de la gagner en cas de nécessité.
Mais, me disent les uns, s'il n'y a pas de
fin à la guerre froide, inévitablement celle-ci dégénérera en
guerre totale. Mais, me disent les autres, l'Occident n'a aucune
chance de gagner une telle guerre, à laquelle les régimes
totalitaires, mais non les démocraties de type occidental, sont
adaptés. Et je ne puis donner tort ni aux uns ni aux autres. Plus
la guerre froide dure, plus elle devient intense, plus s'accroît le
risque du glissement à la guerre totale. Aussi avons-nous suggéré
les moyens d'en atténuer la violence, sans écarter parmi ces moyens
les négociations avec le Kremlin, mais en insistant sur ce qui
dépend de nous, à savoir le renforcement des zones intermédiaires,
théâtre et objet de l'épreuve de forces.
Je ne nie pas que, dans la guerre froide,
les démocraties risquent d'être contaminées par les régimes
totalitaires, assez pour perdre une partie de leurs motifs de
combattre, pas assez pour acquérir la force qui donne la victoire.
Mais, là encore, quelle autre réponse que l'action et la foi? Si
nous ne sommes pas capables de soutenir et finalement de gagner la
guerre froide, sommes-nous à ce point assurés de gagner la guerre
totale?
"Faire notre devoir et laisser faire aux
dieux." Nous ne voyons pas d'issue, mais nous en concevons
plusieurs. Quelle sera l'évolution du régime stalinien après la
mort du chef? Combien de temps se maintiendra la cohérence de
l'empire? Entendons-nous bien: il serait fatal de compter sur la
conversion du stalinisme après Staline, il serait fatal de compter
sur la dissociation de l'alliance entre la Russie de Staline et la
Chine de Mao. Nous devons agir comme si aucun de ces événements
heureux ne devait se produire dans un avenir prochain, mais nous ne
devons pas oublier non plus que le déroulement de l'Histoire ne
dépend que pour une part des pensées et des actes des hommes
d'État. Ceux-ci ignorent l'aboutissement de cette période de
troubles (nous aussi). Acceptons virilement cette ignorance,
livrons le combat quotidien, sans illusion et, si possible, sans
angoisse. Nous apercevons les objectifs et les moyens d'y
atteindre, réduire les risques de la guerre totale par
l'affaiblissement de l'agressivité stalinienne, le renforcement des
structures occidentales, et aussi en enseignant à tous les
fanatiques - fanatiques de l'apaisement comme fanatiques de
l'offensive - les limites de l'action et les vertus de la
patience.
Je n'ai pas la naïveté de croire qu'une
telle attitude recueille beaucoup de suffrages. Elle ne flatte
aucun des conformismes, surtout pas celui des intellectuels,
toujours en quête d'une conception ou d'une technique inédite.
Mais, dans le monde tel qu'il est, avec les démocraties
occidentales telles qu'elles sont, je n'en vois pas d'autre
possible. Raison de plus d'ailleurs pour qu'elle soit rejetée en
paroles, même lorsqu'elle est adoptée en actes.
(1)
G. F. Kennan:
American diplomacy, 1900-1950
. Le livre paraîtra d'ici peu en France, dans la collection
Liberté de l'Esprit
(Calmann-Lévy). H. J. Morgenthau, in
Defense of the national interest, a critical
examination of American foreign policy
(New York, 1951).(2)
J. Monnerot leur a ajouté récemment l'idée
séduisante d'un
ordre
.