La constitution, les partis et les candidats.
Fin de la République gaulliste?
Le Figaro
30 avril 1974
Le programme commun de gouvernement du
parti communiste et du parti socialiste (finalement accepté le 27
juin 1972) prévoyait quelques modifications constitutionnelles:
suppression de l'article 16 (qui permet au président, en cas de
crise grave, d'assumer tous les pouvoirs), interprétation
restrictive de l'article 11 que le général de Gaulle avait utilisé
pour obtenir l'approbation, par le pays, de l'élection du président
de la République au suffrage universel direct, réduction à cinq ans
du mandat du président, mesures diverses pour étendre le domaine de
la loi, suppression de l'incompatibilité entre mandat parlementaire
et fonction ministérielle, etc. (1).
M. Mitterrand, tout en rappelant son
intention de limiter les prérogatives présidentielles, n'a pas
insisté, au cours de la campagne, sur la révision constitutionnelle
- avec d'excellentes raisons. Le programme commun n'envisage de
révision que par la voie de l'article 89, autrement dit la révision
exige le vote des textes, portant révision, en termes identiques
les deux Assemblées. À supposer que M. Mitterrand soit élu à la
présidence, il ne manquera pas d'arguments pour reporter à des
temps meilleurs l'exécution de cette partie du programme.
Il n'en reste pas moins deux éléments de ce
programme qui, pour ne pas entraîner une révision constitutionnelle
au sens juridique du terme, influeraient profondément sur la
pratique du régime: le contrat de législature et la substitution de
la représentation proportionnelle au scrutin uninominal à deux
tours.
M. Mitterrand ne parle guère de contrat de
législature. La formule, maintes fois proposée sous la IVe
République, suppose une majorité parlementaire, favorable à un tel
engagement. Elle a été reprise en vue de l'élection de l'Assemblée
nationale de 1973. Or, elle semble incompatible avec la conception
que le leader socialiste se fait du rôle du président de la
République. M. Mitterrand a déclaré qu'élu il ne dissoudrait pas
immédiatement l'Assemblée nationale telle qu'elle est actuellement
composée.
Il tenterait d'appliquer un programme
intérimaire de six mois qui ne comporterait pas, semble-t-il, les
nationalisations que l'Assemblée actuelle ne voterait jamais.
En d'autres termes, le candidat de la
gauche se trouve contraint, par la logique de son interprétation
constitutionnelle, d'envisager à l'avance l'abandon temporaire du
programme commun en certains des chapitres que ses alliés
communistes jugent essentiels et que certains de ses conseillers
tiennent pour au moins fâcheux. À court terme, l'élection de M.
Mitterrand pourrait donc présenter deux significations tout autres:
ou bien la tentative de coopération pacifique entre deux majorités
aux contours différents, ou bien de nouvelles élections afin de
s'assurer, à l'Assemblée nationale, une majorité semblable à celle
qui l'aurait élu à la présidence.
Perspectives peu attrayantes. Si M.
Mitterrand choisit le deuxième terme de l'alternative, voici la
France, livrée, pour quelques semaines de plus, aux plaisirs et aux
jeux des joutes oratoires. S'il choisit le premier, voici le
président et son gouvernement engagés, avec l'Assemblée nationale,
dans une guérilla de Sioux, chacun des deux camps aux aguets,
espérant une erreur de l'autre pour provoquer une crise
ministérielle ou décréter la dissolution de l'Assemblée et des
élections générales à un instant et sur un terrain
favorables.
Le régime électoral
Je me borne à l'analyse de la conjoncture.
Les partisans de M. Mitterrand ont beau jeu à répondre que
l'ancienne majorité porte la responsabilité de la crise éventuelle.
Par le scrutin uninominal à deux tours, elle a contraint les
socialistes à l'alliance avec les communistes. Elle dénonce ensuite
cette alliance et les électeurs constatent qu'à chaque consultation
du pays "le modèle de société", selon le jargon de la classe
politique, est remis en question. M. Chaban-Delmas, par fidélité
gaulliste, en raison même de ses partisans, maintiendra le régime
tel quel et, après avoir foudroyé M. Mitterrand, que ses bonnes
intentions ne sauveront pas de l'hydre communiste, il s'efforce de
foudroyer M. Giscard d'Estaing en évoquant l'ombre de la IVe
République.
Pas plus que la présence de quelques
communistes au gouvernement n'annonce l'avènement du stalinisme en
France, la fin du quasi-monopole de l'U.D.R. n'annonce le retour à
la IVe République. M. Giscard d'Estaing appartient à la même
famille que la majorité des électeurs et des élus gaullistes bien
que les gaullistes de gauche veuillent nous convaincre du
contraire. Au temps du général de Gaulle, ils ont vilipendé le
premier ministre pour reporter ensuite leur hargne sur le ministre
des Finances quand Georges Pompidou est devenu président. Les mots
droite et gauche, en dehors de l'espace, présentent tant de
significations que chacun en joue à sa manière. Après tout, c'est
un socialiste qui avait lancé, il y a quelques années, la formule:
le communisme n'est pas à gauche mais à l'Est. On peut étudier
objectivement la composition sociale des clientèles électorales; à
cet égard, M. Giscard d'Estaing se situe probablement le plus à
droite (et encore, les derniers chiffres des sondages permettent
d'en douter). En ce qui concerne les idées, chacun en juge
librement.
Il n'y en a pas moins, entre M. Mitterrand
et M. Giscard d'Estaing, un point commun ou la possibilité d'un
accord sur une réforme, celle du mode de scrutin. Le programme
commun prévoyait explicitement, au chapitre des institutions
nationales, la représentation proportionnelle pour les élections à
l'Assemblée nationale et aux Assemblées régionales. M. Giscard
d'Estaing, sans prendre un engagement formel, a évoqué un mode de
scrutin comparable à celui de la République fédérale allemande
(candidatures personnelles dans chaque circonscription; les partis
n'ayant droit au report des restes au niveau national qu'à la
condition d'avoir recueilli au moins 5% des voix dans l'ensemble du
pays).
La nouvelle majorité et les
socialistes
M. Mitterrand tient M. Giscard d'Estaing
pour son adversaire le plus dangereux. Dans son duel avec M.
Chaban-Delmas, il a manié le fleuret; contre le ministre des
Finances, il a brandi le sabre d'abordage. Antipathie personnelle?
Désir d'épargner un ancien collègue du ministère Mendès France?
Effort pour détruire une personnalité qui en impose à tous les
Français? Qu'un homme qui gère les finances depuis 1969 garde
encore une chance d'être élu à la présidence de la République,
voilà, quoi qu'on en ait, une performance rare.
Peut-être pressent-on une autre dimension,
un autre enjeu dans la compétition entre les trois principaux
candidats. Quand M. Giscard d'Estaing évoque une nouvelle majorité,
il songe d'abord aux centristes qui n'ont pas suivi MM. Duhamel et
Fontanet en 1969 et qui ont refusé leur soutien à Georges Pompidou.
Mais il voit certainement au-delà. La modernisation politique qui
compléterait la modernisation économique n'exclut ni l'élection du
président de la République au suffrage universel ni la formation, à
l'occasion du choix du premier magistrat de la République, de deux
coalitions. En revanche, elle ne tolère pas qu'une de ces
coalitions se réclame d'un programme à ce point inacceptable à
l'autre que la substitution d'une majorité à une autre ouvre une
période de troubles potentiellement révolutionnaires.
La république gaulliste qui dure depuis
1958 se fonde sur deux piliers: d'abord l'autorité inconditionnelle
du président de la République sur le premier ministre et sur la
majorité parlementaire confondue avec la majorité présidentielle;
ensuite une relation ambiguë entre U.D.R. et parti communiste
marquée tout à la fois par des concessions et des invectives
réciproques à l'intérieur, et, à l'extérieur, par une diplomatie
qu'apprécie M. Brejnev. Au moment des élections, à la fin des
troubles de mai, les dirigeants de l'U.D.R. retrouvent des accents
vengeurs pour stigmatiser le totalitarisme communiste. Entre ces
moments forts de la vie politique, règne la coexistence pacifique.
M. Mitterrand compte sur cette bipolarisation pour entrer demain à
l'Élysée. Les U.D.R. comptent sur cette même bipolarisation pour
gouverner indéfiniment la France.
Certes, en tout état de cause, la
république gaulliste se termine probablement avec la mort de
Georges Pompidou auquel les circonstances donnèrent une autorité
sur la classe politique comparable à celle du général de Gaulle. M.
Chaban-Delmas, même s'il était élu le 19 mai, ne posséderait pas
une autorité comparable. L'U.D.R. compte désormais trop de
factions, trop de députés qui n'ont plus besoin de la caution du
président de la République.
La modernisation politique
Depuis un quart de siècle, les modérés, les
libéraux, les hommes de droite (si M. Mitterrand y tient) se sont
réconciliés avec la société moderne, avec l'industrie, avec le
changement. La nostalgie des communautés primitives a passé à
l'extrême-gauche. Quant à la gauche bien pensante, condamnée à
l'union avec les communistes, elle confond obstinément l'étatisme
et la planification autoritaire avec le socialisme et le progrès.
La seule chance de mettre fin à cette sorte de bipolarisation,
c'est de donner aux socialistes, fût-ce par une réforme électorale,
la chance de s'émanciper de ce projet de société bureaucratique et
de l'alliance avec le communisme.
Les circonstances, le jeu paradoxal de la
politique contraindront M. Giscard d'Estaing à ce rôle de
réformateur; à savoir offrir un autre choix que la perpétuation au
pouvoir de la même majorité ou l'ascension au pouvoir d'une
majorité dont le programme implique un bouleversement et non une
réforme de la société. Le régime des deux blocs est peut-être le
meilleur quand chacun d'eux regroupe une coalition et qu'aucun ne
veut la mort de l'autre. Il risque d'être le pire si, en chaque
occasion, les Français décident non de l'orientation de la
politique mais du destin de leur pays.
(1)
Voir
Le Figaro
du 29 avril.