Nouveau visage de la Ve république
Le Figaro
5 juin 1974
Faut-il déjà changer le numéro de la
République? L'élection de M. Giscard d'Estaing marque-t-elle le
début d'une autre République? Si l'on raisonne ainsi, on risque de
changer souvent le numéro de la République. La Constitution de
1958, révisée en 1962, tolère des pratiques diverses en fonction
des rapports entre les deux expressions de la souveraineté
nationale, le président et l'Assemblée, tous deux élus au suffrage
universel direct, mais dont l'un représente la majorité des
électeurs de la France entière, alors que les membres de l'autre
représentent chacun la majorité des électeurs dans une seule
circonscription.
Le général de Gaulle, en dehors de son
prestige historique, comptait à l'Assemblée élue en 1962 ou en 1968
une majorité fidèle et disciplinée. L'Assemblée de 1967, qui ne lui
assurait que quelques voix de majorité, fut dissoute après les
événements de mai. Georges Pompidou gouverna quatre ans avec
l'Assemblée élue en 1968, à une époque où lui-même occupait le
poste de premier ministre. L'Assemblée actuelle, qui peut durer
jusqu'en 1977, compte une majorité substantielle susceptible de
soutenir M. Giscard d'Estaing si l'on range dans l'opposition les
seuls trois groupes communiste, socialiste et radical de gauche.
Mais cette majorité n'a pas choisi l'homme qui réside à l'Élysée.
Elle n'a plus de chef, alors que M. Messmer, et avant lui M.
Chaban-Delmas ou M. Pompidou, passaient pour les chefs de la
majorité.
En bref, la situation est intermédiaire
entre celle d'hier - accord total entre le président et la majorité
parlementaire - et celle qu'aurait produite l'élection d'une
majorité de gauche en 1973 ou celle de M. Mitterrand en 1974. M.
Giscard d'Estaing peut gouverner avec l'Assemblée actuelle, mais le
groupe principal de la majorité, traversée de courants contraires,
comporte dès maintenant une minorité de giscardiens et une majorité
d'antigiscardiens dont l'hostilité passionnelle à l'égard du
président de la République que dépasse probablement celle qu'ils
éprouvent à l'égard des communistes eux-mêmes.
L'équipe ministérielle, relativement mal
accueillie par la classe politique, répond, dans ses grandes
lignes, aux contraintes de la conjoncture. Le président a
récompensé (généreusement) les centristes, ouvriers de la première
heure et même de la dernière. Parmi les U.D.R., le premier ministre
commença sa carrière politique après 1958. Les trois autres, en
revanche, combattants ou résistants, peuvent prétendre au titre de
gaulliste historique, un seul appartenait aux "ministrables"
d'hier. Enfin, quatre non-parlementaires figurent à des
ministères-clés sur lesquels le président entend (au moins pour
deux d'entre eux) garder la haute main.
Personnellement, je noterai une erreur: la
nomination d'un fonctionnaire au ministère de l'Éducation. La
puissance des syndicats d'enseignants appelle au sommet l'action
d'un homme politique. Par quel miracle un recteur, qui ne jouit
d'aucun prestige particulier parmi ses collègues, parviendrait-il à
s'imposer? Il trouvera en face de lui, quels que soient ses
projets, certains dirigeants de syndicats qui bénéficient, comme au
ministère des P.T.T., d'un statut singulier: l'État les paie, non
pour exercer leur métier d'enseignant, mais pour diriger les
syndicats.
L'équipe de M. Giscard d'Estaing est-elle
pire ou meilleur qu'une autre? Je n'en sais rien et seule
l'expérience nous l'apprendra. Elle n'en est pas moins faible
devant le Parlement parce qu'on n'y trouve guère de ministre dont
l'autorité propre s'ajouterait à celle du président de la
République. Cabinet présidentiel? L'expression ne me paraît pas
juste. Parmi les ministres des Affaires étrangères de la Ve
république, seul M. Maurice Schumann appartenait à l'Assemblée
nationale. M. Giscard d'Estaing devait inévitablement confier le
ministère des Finances à un de ses anciens collaborateurs. Pour le
reste, le président n'a pas, semble-t-il, pardonné les injures
faites au duc d'Orléans. Responsabilité à cet égard partagée: les
partisans de M. Chaban-Delmas avaient employé, avant le premier
tour, contre M. Giscard d'Estaing des arguments que celui-ci
pouvait difficilement oublier. Certains même, parmi ceux qui sont
intelligents, avaient usé d'un argument qui aurait dû condamner au
silence après l'échec de leur candidat. M. Giscard d'Estaing,
disaient-ils, ne pouvait pas l'emporter au deuxième tour.
Chacun spécule sur les projets à long terme
du président de la République. Pour l'instant, celui-ci multiplie
les effets de style (moderne) et prend ou suggère des mesures de
libéralisme politique (réglementation stricte des écoutes,
élargissement des attributions du Conseil constitutionnel,
politesses à l'égard de l'opposition). Les regroupements, le
nouveau rôle de l'U.D.R., les relations entre les divers groupes de
la majorité, tout cela prendra du temps et demeure encore
incertain.
Les récentes élections ont apporté la
preuve qu'une fraction importante de l'électorat U.D.R. n'est pas
gaulliste, quel que soit le sens de ce mot après la mort du général
de Gaulle, au point de suivre en toute circonstance les consignes
du parti. Parmi les quelques centaines de milliers d'électeurs
chabanistes qui n'ont pas voté au deuxième tour pour M. Giscard
d'Estaing, combien se réclamaient du gaullisme historique? Le
Sud-Ouest, où ces irréductibles étaient proportionnellement les
plus nombreux, n'avait jamais passé pour un des hauts lieux du
gaullisme.
Il n'y a jamais eu en France de grand parti
conservateur-libéral, comparable au parti anglais. À la faveur des
événements, l'U.D.R. est devenue le parti dominant à droite, mais
dans nombre de circonscriptions, les élus U.D.R. entraîneraient
sans grande peine leur clientèle vers les Républicains indépendants
ou vers un nouveau parti qui rassemblerait des éléments empruntés
aux divers groupes de la majorité. Les états-majors à Paris se
jalousent; parfois ils se détestent parce qu'ils appartiennent à
des milieux sociaux différents ou qu'ils nourrissent de vieilles
querelles; parfois ils nouent des alliances surprenantes, M.
Giscard d'Estaing avec un authentique M.R.P., M. Lecanuet, ou avec
le président du parti radical-socialiste. M.
Servan-Schreiber.
Les dirigeants de l'U.D.R. n'ignorent ni la
fragilité de leur parti ni la disponibilité de leur électorat. De
plus, ils ne peuvent jeter immédiatement aux orties leur doctrine
constitutionnelle, à savoir la prééminence du président de la
République. Leurs idées et leurs intérêts s'accordent donc pour
leur démontrer l'urgence d'attendre. Quant à M. Giscard d'Estaing,
élu non pour cent jours mais pour sept ans, il ne peut se
permettre, dans la conjoncture économique d'aujourd'hui, le luxe
d'une bataille électorale entre les divers groupes de la majorité
présidentielle. Vu de la capitale, un parti giscardien se
rattacherait à la tradition orléaniste et un parti gaulliste à la
tradition bonapartiste, l'un plus libéral et l'autre plus social.
Quel sens conservent ces adjectifs pour les électeurs de Bordeaux
ou de Clermont-Ferrand? Pour les énarques qui nous gouvernent ou
pour ceux qui entourent M. Mitterrand?