Régime présidentiel et diplomatie
Le Figaro
21 janvier 1972
À la fin de la première guerre mondiale,
deux hommes rivalisaient d'éloquence dans la dénonciation de la
diplomatie secrète: Lénine et Wilson. Les hommes du Kremlin n'ont
pas encore démenti le propos célèbre de Winston Churchill: l'énigme
enveloppée dans le mystère. Quant aux dirigeants de la République
américaine, devenue une grande puissance, active aux quatre coins
de la planète, ils ont réussi (si l'on ose dire) un curieux
mélange, imposé par la constitution et les mœurs politiques: le
président a ses secrets que le Congrès ne connaît pas, ses services
secrets que la presse connaît parfois mieux que le Congrès mais, en
contrepartie, Washington bourdonne des informations, puisées aux
meilleures sources, qui font une sorte de bruit de fond, cependant
que Moscou s'en tient à la méthode plus simple du silence.
Tant que les relations entre États n'auront
pas changé de nature, les gouvernants, qu'ils se réclament du
marxisme-léninisme ou de la démocratie libérale, revendiqueront le
droit au secret que le public leur dénie de temps à autre (quand
les conséquences d'une décision se révèlent tragiques) et que les
journalistes leur refusent en publiant des textes que les autorités
jugeaient confidentiels.
Richard Nixon et Georges Pompidou
s'efforcent tous deux, chacun en son style, de dissimuler leurs
intentions, ils prennent tous deux les "grandes décisions" sans
passer par une délibération du Conseil des ministres ou du Conseil
national de sécurité. Les collaborateurs de M. Pompidou semblent
s'être interrogés jusqu'à la veille de l'entrevue avec M. Heath sur
les sentiments de leur "patron". Le président de la République
avait préparé à l'avance le texte qui explicitait la réplique
française à la suspension de la convertibilité du dollar.
Le président Nixon, de son côté, avait
préparé avec un seul homme, H.-J. Kissinger, les pourparlers avec
Pékin. Ce dernier avait évidemment des collaborateurs, en
particulier des spécialistes de la Chine, qui ne pouvaient pas
ignorer le dialogue ou le projet de dialogue sino-américain.
Washington et le monde n'en furent informés que le jour où Pékin
eut accepté de recevoir le président itinérant.
Le régime plus ou moins présidentiel
explique-t-il la "personnalisation" de la diplomatie, en France et
aux États-Unis? Pour une part, à coup sûr.
Les présidents du Conseil de la IIIe et de
la IVe République ne possédaient ni l'autorité ni le temps
nécessaires pour nourrir de vastes desseins et les dissimuler à
l'opinion et même à leurs collègues de gouvernement. (Encore, sous
la IIIe République, un Delcassé mettait sa marque sur la diplomatie
de la France au point de provoquer la colère de l'empereur
d'Allemagne). Aux États-Unis, les événements ont confirmé la
vieille prévision d'Alexis de Tocqueville: la présidence se
renforcera, écrivait celui-ci, à mesure que la République prendra
une part plus grande aux affaires du monde.
Les institutions françaises - l'élection du
président de la République au suffrage universel, le choix du
premier ministre par le président, le long séjour de M. Pompidou à
l'Hôtel Matignon - permettent au premier magistrat de l'État la
tactique adoptée à l'occasion de la candidature britannique au
Marché commun. Les discussions techniques se poursuivaient
lentement comme si le sucre des Caraïbes ou le beurre de
Nouvelle-Zélande devaient entraîner le oui ou le non. Les
fonctionnaires de Paris et de Bruxelles accumulaient d'imposants
dossiers sur la livre, les balances sterling et l'insertion d'une
monnaie mondiale dans une organisation régionale. Au terme de deux
jours de conversations en tête à tête avec M. Heath, M. Pompidou
aboutit à un accord décisif, c'est-à-dire à un accord politique,
avec le Premier anglais. Les études savantes sur la livre allèrent
rejoindre, dans les archives poussiéreuses, les innombrables
projets de réformes du système monétaire international. Les
difficultés techniques étaient ramenées à leur véritable
proportion: insolubles seulement si la volonté de conciliation
manquait.
M. Heath ne dispose pas, à l'égard de son
Cabinet, de la même liberté d'action que M. Pompidou. Il a été élu
par son parti avant que celui-ci n'obtienne la majorité au
Parlement. De plus, la tradition, les habitudes, le sens du
convenable interdisent au Premier britannique d'agir seul, sans
consulter son Cabinet, ou de laisser celui-ci dans l'ignorance de
ses intentions.
Si, en régime parlementaire, le chef du
gouvernement a des obligations à l'égard de ses collègues du
Cabinet - obligations qui ne lient ni M. Pompidou ni M. Nixon - la
diplomatie britannique n'en cultive pas moins le secret et n'en
dépend pas davantage de l'opinion publique (ou de ce que l'on nomme
ainsi). Aucun des deux grands partis, en Grande-Bretagne, n'a
proposé de soumettre au référendum la question de l'adhésion
britannique au Marché commun. Qu'une majorité de citoyens
interrogés, se déclare hostile à cette adhésion, le fait n'a jamais
troublé sérieusement M. Wilson ou M. Heath. Au bout du compte,
l'opinion américaine pèse plus lourdement sur M. Nixon, en dépit du
régime présidentiel, que l'opinion anglaise sur M. Heath, en dépit
du régime parlementaire.
Quant au débat actuel, aux États-Unis, sur
le "mensonge officiel" et la liberté de la presse, il a de
multiples causes. À force de décréter confidentiels des notes ou
des rapports dont la divulgation ne porterait aucun tort à l'État,
l'administration finit par encourager "l'indiscrétion avec bonne
conscience" ou la "violation de la loi en tant qu'obéissance à une
loi morale". Depuis vingt-cinq ans, la diplomatie américaine a
multiplié les accords, militaires et économiques, avec des dizaines
de pays. Ces accords ne constituent pas des traités, au sens propre
du terme; le Congrès les ignore et des sénateurs, tantôt
nostalgiques du passé, tantôt hostiles à l'intervention au Vietnam,
protestent contre ces prérogatives de l'exécutif et réclament la
communication de tous les documents.
Le président Nixon enfin, plus encore que
le président Johnson, dirige effectivement la politique étrangère,
et il la dirige par l'intermédiaire de H.-J. Kissinger et des
cinquante collaborateurs de ce dernier beaucoup plus que par
l'intermédiaire du
State Department
, autrement dit du ministère des Affaires étrangères. D'où le
paradoxe qui irrite les sénateurs: M. Rogers vient témoigner devant
les commissions du Sénat mais non pas M. Kissinger.Mutatis mutandis:
c'est M. Maurice Schumann, non M. Pompidou, qui expose à la
commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale les
objectifs et les méthodes de la diplomatie française. Les Français
ne s'inquiètent guère d'ignorer les arrière-pensées du Président
parce que ceux mêmes d'entre eux qui ne lui font pas confiance,
n'attribuent pas à ses initiatives les mêmes conséquences
éventuelles que les Américains aux initiatives de Richard Nixon.
Avant 1914, avant 1939, avant 1962 encore, il s'agissait, en France
aussi, de la paix et de la guerre: en mettant les choses au pire,
l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun bouleversera
la politique agricole commune. Enjeu grave, certes, non alternative
de la vie et de la mort.Le journaliste américain qui conjurait les
Français, il y a quelques jours, de ne pas adopter le régime
présidentiel afin d'épargner à la nation les périls de la
diplomatie secrète, ne troublera pas cette sérénité: dès
maintenant, il n'y a pas de différence notable entre la pratique
française sous la Ve République et la pratique américaine sous
Johnson et Nixon.