Migrations humaines
Le Figaro
13 mars 1964
Au cours des années 30, les sociétés
occidentales vivaient dans la hantise du chômage. La crise
mondiale, confondue avec une crise de régime, suggérait une idée
fausse de la nature même des économies modernes. L'opinion, parfois
les experts eux-mêmes, raisonnaient en termes traditionnels,
comparant le nombre des hommes et celui des emplois, et ils en
venaient finalement à concevoir un immigrant comme un intrus qui
enlèverait à un autre une chance d'embauche. Que le nombre des
emplois augmente avec le nombre des travailleurs, que ce nombre,
bien loin d'être fixé une fois pour toutes, soit indéfiniment
extensible, de telles propositions auraient paru paradoxales, sinon
absurdes.
Les années 50 ont dissipé ces dangereuses
mythologies. L'expérience a prouvé avec éclat que,
dans certaines conditions
, la réserve de main-d'œuvre est la condition la plus favorable à
une croissance rapide. Les douze ou treize millions de personnes
que la République fédérale a reçues ont été à l'origine du miracle
allemand. Les pays qui ont progressé le plus vite, Allemagne
occidentale ou Japon, ont été aussi ceux qui disposaient, au point
de départ, du plus grand nombre de travailleurs inoccupés ou
occupés dans des secteurs artisanaux. Or c'est un taux élevé de
croissance qui est le meilleur antidote du chômage. M. Sauvy
constate que le taux de croissance par personne employée a été, aux
États-Unis, de l'ordre de 2%, alors qu'il était de l'ordre de 4% en
Europe continentale au cours des dix dernières années. Quand il en
conclut que le chômage persistant aux États-Unis, de l'ordre de 5%,
est imputable à un taux trop faible de croissance bien plus qu'à
l'automation et autres transformations techniques, il ne convainc
peut-être pas tous les économistes, mais son explication semble au
moins plausible.Le fait est qu'à un degré ou à un autre,
tous les pays du Marché commun souffrent du manque de main-d'œuvre
et que de nouveaux problèmes sont posés par les migrations de
travailleurs. Jusqu'à présent, on s'interrogeait avant tout sur les
conséquences de l'émigration pour les pays dont les nationaux
s'expatrient. Quand les ouvriers vont à l'industrie au lieu que
l'industrie aille aux ouvriers, la nation ou la région relativement
sous-développée supporte les frais de la formation du travailleur,
elle le nourrit et l'instruit aussi longtemps qu'il ne produit pas.
Le jour où il produit, il va au-dehors, de telle sorte que la
région d'accueil fait l'économie des frais de formation et
bénéficie d'un producteur de plus.
Mais le premier pays d'accueil risque à son
tour d'être victime des migrations. Allemagne, Belgique, Hollande
sont en quête d'ouvriers. Les entrepreneurs de ces pays n'en
trouvent plus guère en Italie, même en Italie du Sud. Ils vont les
chercher en Espagne, au Portugal, en Grèce, en Turquie. Les
économistes s'inquiètent de l'hémorragie et se demandent si le
développement ne risque pas d'être demain paralysé par le manque de
main-d'œuvre. En Belgique, une autre difficulté surgit. Les mines
ont recruté des travailleurs en Turquie elles assument les frais de
la formation, mais, une fois celle-ci achevée, un cinquième de ces
immigrants disparaissent, attirés probablement par les salaires
supérieurs de Hollande ou de République fédérale. Tout se passe
comme s'il y avait une sorte de marché noir des travailleurs,
devenus produit rare.
Le récent rapport de l'O.C.D.E. sur la
Suisse met en lumière un autre problème. La Suisse, dès maintenant,
compte 25 à 30% de travailleurs étrangers. Elle vient de prendre
des mesures pour freiner l'immigration, mesures apparemment
contraires à la tendance générale, encore que comparables à celles
que prend la France pour prévenir l'entrée des Portugais (en accord
avec le gouvernement portugais d'ailleurs). Le rapport de
l'O.C.D.E. s'interroge sur l'opportunité de ces mesures contre
l'immigration à un moment où l'économie suisse est en état de
"surchauffe" et devrait donc souhaiter une détente sur le marché du
travail.
Les motifs qu'invoque le gouvernement
suisse sont de deux ordres, conjoncturel et structurel si l'on peut
dire. C'est dans le secteur de la construction, en particulier, que
la demande excessive provoque la hausse des prix. Or si certains
immigrants se dirigent vers le secteur de la construction, ils
exigent aussi des maisons et des écoles supplémentaires dans la
mesure où ils ont l'intention de s'installer définitivement en
Suisse.
Du même coup apparaît la deuxième sorte de
motifs invoqués par les dirigeants de la Confédération helvétique.
Au-delà de 30 % de main d'œuvre étrangère, le danger n'existe-t-il
pas d'une transformation qualitative de la population? Tout dépend
finalement de la durée de ces migrations. Transitoires, elles
favorisent la croissance et contribuent à réduire la pression
inflationniste. Mais si ces migrations se transforment en
installations, une double comptabilité s'impose: l'une proprement
économique met en balance le coût des investissements divers exigés
par les emplois supplémentaires et l'effet sur le marché du travail
de ces immigrants; l'autre comptabilité, en dernière analyse
qualitative, tendrait à confronter mérites et démérites, avantages
et faiblesses des hommes appartenant à d'autres nationalités.
Est-il besoin d'ajouter que ces problèmes
d'assimilation n'existent pas en France qui pourrait encore
recruter des centaines de milliers d'étrangers et en faire des
Français sans que le caractère de la population fût mis en
question?