Perspectives démographiques
Le Figaro
6 octobre 1961
La population française, longtemps
stationnaire, puis menacée de diminution, est, depuis la guerre, en
augmentation régulière. Ce fait, en lui-même bien connu, a donné
lieu à des interprétations contradictoires: les uns s'inquiètent
des emplois qu'il faudra créer pour employer les travailleurs
supplémentaires, les autres imaginent que l'augmentation de la
main-d'œuvre va d'elle-même donner une impulsion à la croissance
économique et contribuer à la solution de nos problèmes. Or, il
suffit de préciser les chiffres, comme l'a fait M. Alfred Sauvy
dans divers articles de la revue
Population
, pour écarter ces craintes et ces illusions.La population française a augmenté de 9% en
dix ans (de 1950 à 1960), soit un accroissement annuel de 0,87%,
imputable pour 0,67 à l'excédent des naissances et pour 0,22 à
l'immigration. Ce taux de croissance se situe dans la moyenne de
l'Europe occidentale, entre le Royaume-Uni (4,1%) et l'Italie
(5,8%) d'une part et l'Allemagne (11,5%) ou les Pays-Bas (13,7%)
d'autre part. La progression des États-Unis (18,6%) et de l'Union
soviétique (18,6%) a été supérieure au double de la progression
française.
La reprise de la natalité est un phénomène
heureux, dont on peut dire qu'il a sauvé l'avenir de la France.
Avant la guerre, le nombre d'enfants par famille achevée était
légèrement inférieur à 2: il est aujourd'hui de 2,4. Si l'on se
borne aux ménages dont la femme avait moins de 30 ans au moment du
mariage, le nombre moyen d'enfants par famille achevée s'élève à
3,12 contre 2,49 avant la guerre.
Pour les vingt prochaines années, en
supposant la fécondité constante, la population, qui est de 45.589
mille en 1961, atteindrait 50.552 mille en 1981 (si l'on admet une
mortalité constante) ou 51.662 mille (si l'on admet une mortalité
décroissante). Avec le chiffre le plus élevé, la densité de la
population française au kilomètre carré s'élèverait à 94,
inférieure à la densité actuelle de tous les pays d'Europe
occidentale (354 aux Pays-Bas, 301 en Belgique, 127 en
Suisse).
Ces chiffres globaux sont en eux-mêmes
moins instructifs que les statistiques relatives à la répartition
de la population entre les classes d'âge, entre actifs et inactifs
(jeunes et vieux). Or les calculs relatifs aux actifs et inactifs
exigent les hypothèses sur l'allongement de la scolarité, sur les
migrations. Quelles que soient les inexactitudes possibles, les
calculs indiquent, à coup sûr,
l'ordre de grandeur
des problèmes à résoudre.La population active, qui est de 19.695
mille à la fin de 1960, monterait à 20.189 mille à la fin de 1970
(en tenant compte d'une baisse de la mortalité, de l'allongement de
la scolarité et d'une correction pour migration). Mais la
population inactive, d'ici à dix ans, augmentera plus (5,4%) que la
population active (3,2%). La proportion des jeunes dans la
population augmentera peu (32,7% au lieu 32,5%), mais les jeunes
poursuivront plus longtemps leurs études. Quant à la proportion des
vieux, elle passera de 11,6% à 12,6%. D'ici à dix ans, 1.438.000
personnes de plus seront inactives et 609.000 de plus seront
actives, si les tendances actuelles se maintiennent.
Ces prévisions suggèrent presque
d'elles-mêmes des conclusions. Les plus grandes difficultés ne
viendront pas, au cours des dix prochaines années, de la nécessité
de trouver des emplois pour les travailleurs supplémentaires
(3,2%). La population active a probablement augmenté de 4% en
France entre 1950 et 1960. Elle a augmenté de 4,5% en
Grande-Bretagne, de 7% au Danemark, de 8% aux États-Unis.
Les plus grandes difficultés viendront de
l'augmentation simultanée du nombre absolu et de la proportion des
inactifs, jeunes et vieux. Or ces difficultés seraient plus
aisément surmontées si la population active augmentait aussi vite
que la population inactive. En ce sens, un accroissement de la
main-d'œuvre par immigration contribuerait, en dépit de beaucoup
d'idées courantes, à la solution des problèmes créés par
l'évolution prévue de la population française.
De 1950 à 1960, la population active a
augmenté en Allemagne de 28%, au Japon de 37%, en Suisse de 15%; la
production par personne active a progressé respectivement de 76,5%,
de 71,5% et de 36,5%. S'il n'est pas démontré que, de manière
générale, la productivité s'élève d'autant plus vite que la
main-d'œuvre elle-même augmente davantage, il apparaît
incontestable que,
dans un pays développé
, l'augmentation du nombre des travailleurs est favorable et non
contraire au progrès de la productivité.