L'inertie de l'opposition étonne
Le Figaro
11 juin 1982
L'Europe devant la menace totalitaire,
l'expérience socialiste en France, tels sont les deux grands thèmes
des troisièmes assises nationales que le Comité des intellectuels
pour l'Europe des libertés (C.I.E.L.) tient cet après-midi et
demain toute la journée dans les salons de l'hôtel Hilton.
"Plus que jamais, la France est malade
d'idéologie, c'est-à-dire d'un dédain des réalités et de la
substitution d'une vérité militante à la recherche de la vérité"
, souligne Alain Ravennes, le fondateur du
C.I.E.L. À ces assises, dont le secrétaire général de F.O., André
Bergeron, sera l'invité, participeront nombre d'intellectuels,
d'experts, d'écrivains, d'artistes: Raymond Aron, Alain Besançon,
François Bourricaud, Pierre Chaunu, Pierre Emmanuel, Lucien Israël,
Annie Kriegel, Emmanuel Le Roy Ladurie, François Terré, Fernando
Arrabal, Alexandre Astruc, Jean-Louis Curtis, Philippe
Sollers.
À la veille de cet important colloque, Raymond
Aron a confié ses réflexions à Bernard Bonilauri.
Il ne suffit pas de prôner le retour au vrai
libéralisme, que la France n’a jamais connu, ou même un
renversement systématique de la politique socialiste: on ne
reviendra pas à la situation d’avant le 10 mai.
Question. - Contre les intellectuels et les
artistes qui critiquèrent l'attitude de la France face aux
événements de Pologne, Jack Lang eut ces mots plutôt durs: "Ces
gens-là veulent d'abord disloquer la majorité politique française
avant de porter secours au peuple polonais." Cet épisode vous
paraît-il caractéristique de la relation qui s'est établie entre la
communauté intellectuelle et le nouveau régime?
Réponse.
- Je trouve que l'accusation lancée par le ministre de la Culture
est presque ridicule. Les intellectuels ont protesté contre la
signature de l'accord franco-soviétique sur la construction du
gazoduc; leurs réactions critiques ont traduit l'écart inévitable
et classique entre le monde intellectuel et les hommes au
gouvernement. Quand les socialistes animaient l'opposition, ils se
laissaient aller à des excès identiques à ceux commis par les
intellectuels, lors de la crise polonaise.Si les intellectuels ne manifestent
nullement l'intention de déstabiliser le régime socialo-communiste,
il me semble, en même temps, que la haute intelligentsia n'éprouve,
à l'égard des milieux gouvernementaux, aucun mouvement
d'enthousiasme ou d'espoir. Sur ce point, le contraste entre 1936
et 1981 est frappant. À l'époque du Front populaire, les
intellectuels dits de gauche ont accueilli, accompagné et soutenu
le gouvernement de Léon Blum avec transport; l'année dernière, le
transfert de majorité s'est opéré dans un calme absolu; l'élément
de surprise est venu de la léthargie des intellectuels et – en une
certaine mesure – du peuple lui-même.
Q. - D'où vient l'espèce de désenchantement que
traduit l'attitude d'une bonne partie des intellectuels à l'égard
du pouvoir?
R.
- Le P.S. est d'abord un parti de fonctionnaires. D'enseignants de
seconde catégorie. Lorsque les porte-parole du gouvernement
traitent des questions culturelles, ils éveillent plus l'ironie que
l'attente. Le fait est que, parmi les dirigeants actuels, on ne
trouve guère de personnalités, comparables à Léon Blum,
susceptibles de séduire nos intellectuels.Hostiles à l'U.R.S.S.
Les "intellocrates" – pour reprendre
l'expression à la mode – ne peuvent sympathiser pleinement avec la
coalition des gauches. Car les intellectuels ex-communistes ou
ex-progressistes sont aujourd'hui d'ardents défenseurs des droits
de l'homme et ils rejettent le communisme.
Il y a aussi le côté prosaïque de l'action
menée par le gouvernement. La décision de nationaliser les banques
et les grandes entreprises n'a pas de quoi épater les intellectuels
de gauche. En 1936, la nationalisation des usines correspondait à
des nostalgies, à des désirs, à des mythologies. De nos jours,
l'intellectuel moyen, d'un niveau tout juste moyen, sait bien que
la modification du statut des entreprises n'entraîne aucune
transformation essentielle de la condition humaine.
La politique actuelle ne comble guère les
vœux des révolutionnaires ou des gauchistes – disons de la moitié
des rédacteurs des "Temps modernes" – pas plus qu'elle ne réussit à
entraîner l'autre moitié des "Temps modernes", convaincue pourtant
de la supériorité du nouveau gouvernement sur l'ancien. Les gens de
gauche continuent de croire que le changement de pouvoir est
bénéfique pour les Français. Opinion qui se justifie, dans leur
perspective, à condition d'oublier les risques de régression
économique.
Probablement les intellectuels sont-ils
favorables aux conceptions de Robert Badinter, à leurs yeux plus
libérales, moins "répressives" que celles d'Alain Peyrefitte. Mais
au fond, les véritables débats d'idées n'existent plus guère.
L'époque des grandes idéologies vivantes est provisoirement
révolue. Seule subsiste une hostilité forte à l'encontre de
l'U.R.S.S. et des nations despotiques qui parsèment la
planète.
Plus que l'atonie de la communauté
intellectuelle, c'est finalement l'inertie des opposants qui
m'étonne. Depuis un an, les socialistes occupent toute la scène
publique; face à cette monopolisation de l'influence, les
adversaires du P.S. et du P.C. auraient pu réagir avec une autre
vivacité ou se moquer davantage.
Q. - À quoi tient ce relatif effacement du
contre-pouvoir politique ou idéologique?
R.
- Jusqu'à présent, les discussions et les controverses entre les
leaders politiques ont pratiquement disparu à la radio comme à la
télévision. L'opinion se manifeste, dans une société moderne, grâce
aux débats télévisés. Or, la radio-télévision libérée par les
socialistes est beaucoup plus monocorde que sous Giscard: je ne
crois pas avoir vu ces derniers mois, ni Jacques Chirac, ni Raymond
Barre, ni Jean Lecanuet, ni Valéry Giscard d'Estaing analyser la
politique du pays, face aux caméras. C'est au Parlement que
s'expriment les opposants, mais les Français ne prêtent pas
attention aux discussions parlementaires. Dans un petit nombre de
quotidiens, les journalistes maintiennent un dialogue critique avec
le pouvoir, en fait, il n'y a pas de grand journal national
d'opposition.Q. - Les forces d'opposition ne sont-elles pas
confrontées, elles aussi, à une espèce de défi intellectuel
puisqu'elles ont à élaborer un programme, une alternative?
R.
- Dans son dernier livre, "C'est ici le Chemin", Pierre Mauroy cite
la moitié d'une de mes phrases; en effet, j'ai écrit: l'ancienne
majorité a pu gouverner sans programme mais pour revenir au pouvoir
elle a besoin d'un programme et d'une pensée. Le premier ministre
en a conclu qu'un gouvernement ne peut se passer d'un programme:
tout dépend du sens que l'on donne à ce mot.Les gouvernements de la Ve République ont
été avant tout des gestionnaires. Dans le vocabulaire politique, le
programme désigne habituellement l'ensemble des changements que les
détenteurs du pouvoir souhaitent introduire dans l'organisation
sociale. Par nature les partis dits de droite sont moins
réformistes que leurs rivaux de gauche; cependant leur programme de
gestion s'est souvent révélé efficace.
De dévaluation en dévaluation
Les socialistes défendent une doctrine qui
comporte également un programme de gestion. Ils s'inspirent d'un
schéma de relance économique par l'augmentation du pouvoir d'achat
due à l'augmentation des transferts sociaux. L'application de ce
programme a eu pour conséquence un déficit général des bilans:
commerce extérieur, budget de l'État, Sécurité sociale. Sans
obtenir en contre-partie l'accroissement de production prévu.
S'il ne révise pas sa politique, le
gouvernement socialo-communiste sera incapable de réduire le taux
d'inflation. L'écart entre la hausse des prix français et allemands
ne cessera de croître. Et l'État se verra contraint de dévaluer le
franc par rapport au mark (et autres monnaies qui lui sont liées)
une ou deux fois par an.
Croyez-vous que ces discussions techniques
sur les finances et l'économie soient de nature à provoquer, chez
les intellectuels, l'excitation ou l'élan?
Q. - Non, mais les intellectuels libéraux
n'ont-ils pas pour mission d'aider les hommes politiques qui
combattent les projets socialistes?
R.
- L'opposition est confrontée à un double problème: comment peut-on
concevoir la sortie hors du régime socialiste? Quels aspects des
réformes mis en place par la gauche devrait-on supprimer?Je ne crois pas que les non-socialistes
doivent imiter le P.S. de Mitterrand avec ses 130 propositions pour
la France. Ou définir, à la manière du C.E.R.E.S., le symétrique du
plan de rupture avec le capitalisme. La pensée de l'opposition est
soumise à des contraintes à la fois précises et difficiles à
évaluer. Faut-il, par exemple, retenir l'hypothèse d'une alternance
analogue à celle du 10 mai qui porterait au pouvoir, en bloc,
l'opposition actuelle? Ce n'est pas certain. Les socialistes vont
instaurer un scrutin proportionnel. Une situation complexe est donc
concevable dans laquelle le P.S. gouvernerait sans les communistes
avec une partie des forces centristes. Une situation où les partis
d'opposition ne seront plus nécessairement unis par la règle de
l'élection majoritaire.
Il est peu réaliste de n'avoir à l'esprit
qu'une représentation simple de l'alternance globale. Si la gauche
de l'ex-majorité de tendance social-démocrate, envisageait de
diriger le pays avec les socialistes, nous aurions dans le secteur
économique les mêmes orientations, quelque peu atténuées. On ne
peut réfléchir aux moyens de rompre avec le socialisme qu'en
supposant une majorité résolue à choisir une voie différente.
Définir une "ré-action"
Le problème est alors intellectuel au sens
purement politique: tout l'art consiste à développer une réflexion
attentive à ce qui se passe. Au fur à mesure que se déroule
l'expérience socialiste, l'opposition est obligée de se demander
quels traits de la gestion socialiste pourraient être supprimés en
cas de changement de majorité. L'idéal serait qu'elle se mit
d'accord sur une stratégie de "ré-action", de réplique à ce qui est
en train de s'édifier.
Il ne suffit pas de prôner le retour au
vrai libéralisme que la France n'a jamais connu, ou même un
renversement systématique de la politique socialiste: on ne
reviendra pas à la situation d'avant le 10 mai. Ainsi, dans les
entreprises, il importe d'observer la réalité découlant de
l'application de la loi Auroux. Comment les syndicats, les
travailleurs, les chefs d'entreprise concilieront-ils le respect de
la nouvelle législation avec les exigences de la production? À
partir de là se posera la question de savoir jusqu'à quel point la
réforme socialiste est ou non compatible avec une politique qui
redonnerait à la France une capacité dynamique et compétitive face
aux autres nations industrielles.
Q. - Ne pensez-vous pas que la difficulté de
penser concrètement l'avenir ouvre aux intellectuels le rôle de
conseiller du Prince – des futurs Princes dans le cas de
l'opposition?
R.
- Jean d'Ormesson a écrit quelque part que j'aurais voulu être, à
l'image d'Henry Kissinger, un conseiller du Prince. Les
journalistes aiment jouer avec les formules. En France, les hommes
politiques choisissent leurs conseillers parmi les fonctionnaires.
Ni le général de Gaulle, ni Georges Pompidou, ni Valéry Giscard
d'Estaing n'ont cherché à s'entourer d'intellectuels. Tout au plus
Giscard d'Estaing a-t-il cru bon de former un conseil d'experts
pour les questions nucléaires.Dans l'opposition, on compte aujourd'hui
des dizaines de "clubs" qui réfléchissent en désordre, chacun avec
ses préjugés et ses préférences. À mon avis, la chose la plus utile
serait que l'U.D.F. et le R.P.R. forment des groupes de conseillers
économiques et politiques, chargés d'étudier l'évolution de la
conjoncture et de proposer des solutions de rechange. Les démarches
mi politiques, mi intellectuelles de l'opposition n'ont d'intérêt,
de valeur, qu'à la condition de rester très proches de la France
telle que nous la connaissons, et de mesurer les effets de la
gestion socialiste telle que nous la découvrons.
Q. - Valéry Giscard d'Estaing vient de déclarer
qu'en matière "de réflexion, de proposition, de conceptualisation
d'un grand dessein" l'opposition est en panne
"d'imagination"...
R.
- Si l'ancien Président avait eu un grand dessein, nous l'aurions
su quand il se trouvait à la tête de l'État. L'ambition de Giscard
était de protéger la France contre l'espèce de guerre religieuse
que se livrent rituellement la gauche et la droite. Or les
Français, fatigués de voir les mêmes têtes au gouvernement, ont
opté pour la solution que les giscardiens croyaient exclue: confier
le pouvoir à des opposants fidèles à leur idéologie.Les limites du possible
Giscard reproche à l'opposition actuelle
d'être en manque d'idées et de conceptions. Les socialistes, eux,
prétendent gouverner en fonction d'un grand dessein social. On voit
le résultat. Je ne dirais pas comme Valéry Giscard d'Estaing que
déjà la machine économique est cassée. Néanmoins, la situation de
l'économie m'apparaît à tous égards pire que l'héritage légué aux
socialistes.
Vouloir alléger les pesanteurs de
l'administration, rendre un peu de vigueur au libéralisme,
encourager les Français de droite ou de gauche à compter d'abord
sur eux-mêmes et un peu moins sur l'État: ces objectifs ne relèvent
peut-être pas d'un grand dessein, ils n'en sont pas moins
essentiels.
Michel Rocard a déclaré que les Français
jouissent d'une protection sociale qui dépasse les limites du
possible. Personne n'a le courage d'envisager une réforme profonde
qui consisterait à réduire l'application de la Sécurité sociale aux
personnes ayant un certain niveau de revenus au-dessus duquel les
individus organiseraient eux-mêmes des mutuelles ou souscriraient à
des compagnies privées d'assurances. Cette transformation de
l'esprit social irait nettement plus loin que le changement
socialiste. Mais elle est hors de question.
Q. - "Il ne fallait pas compter sur nous pour
chercher une nouvelle alliance avec le P.C." écrit Emmanuel Le Roy
Ladurie dans son dernier livre: outre la présence des communistes
au pouvoir, n'y a-t-il pas une raison plus culturelle au malaise
des intellectuels?
R.
- Dans la mesure où les intellectuels, venant de l'extrême gauche
ou sympathisants communistes, sont devenus d'authentiques libéraux
et de vrais démocrates, ils ne préfèrent pas nécessairement
François Mitterrand à un président dit de droite. Laissons de côté
le cas de Valéry Giscard d'Estaing qui a polarisé contre lui des
griefs personnels... Et puis je suis tenté de dire que les
socialistes qui ont le monopole de la parole depuis un an ne
donnent pas l'impression d'une intelligence supérieure. Certes,
leurs prédécesseurs ne nous impressionnaient pas non plus mais ils
étaient moins suffisants, moins satisfaits d'eux-mêmes que les
dirigeants actuels. Ceux-ci se présentent à la fois comme les seuls
êtres généreux, humains, cultivés, capables d'avoir des idées.
Par-dessus le marché, ils ont la prétention délirante de créer une
culture socialiste: il ne nous manquerait plus que cela!