Le blocage des prix et des salaires
Le Figaro
2 février 1951
L'administration américaine vient de
décréter le blocage des prix et des salaires attendu depuis
plusieurs semaines. L'événement fournit un argument à ceux qui
prêchent, en France, des mesures analogues. La patrie légendaire du
libéralisme donne l'exemple du dirigisme autoritaire. Comment
hésiterait-on à le suivre?
L'inflation américaine
L'inflation américaine a été déclenchée,
jusqu'à présent, moins par les dépenses publiques ou les commandes
d'armements que par les réactions du public à la campagne de Corée,
à la décision de réarmement et à l'anticipation de la hausse des
prix et de la pénurie.
La hausse des prix, on le sait, a été
particulièrement rapide sur les marchés mondiaux de matières
premières. Elle a été causée moins par des besoins actuellement
accrus que par la prévision de ces besoins accrus et par le désir
des autorités américaines d'accumuler des stocks. À l'intérieur, il
n'y a pas eu, au cours des six derniers mois de 1950, de déficit
réel des finances publiques. Les recettes ont, dans l'ensemble,
équilibré les dépenses. Un certain réarmement fut décidé, dès le
lendemain du franchissement du 38e parallèle, mais la mise en
application fut lente. Les dépenses militaires qui représentaient
un milliard de dollars par mois environ, avant l'affaire coréenne,
dépassèrent à peine 1,6 en décembre.
C'est donc dans le secteur civil que sont
intervenus les changements essentiels que les statistiques révèlent
fort clairement. Au cours du premier trimestre, les dépenses de
consommation du public correspondaient à un total annuel de 182,4
milliards, de 185,2 durant le deuxième trimestre, de 198,4 durant
le troisième, de 197 durant le quatrième (il y eut un arrêt dans le
fièvre d'achat au lendemain du débarquement d'Inchon). Elles
continuent à croître en 1951. Un grand magasin de New-York
indiquait que les achats dépassaient à l'heure présente de 25 %
ceux de l'an dernier.
En même temps, de juin à octobre, les
stocks augmentèrent de quelque 5 milliards, montant approximatif
des crédits supplémentaires consentis par les banques au monde des
affaires. Les particuliers craignaient le manque de certaines
marchandises, qui firent effectivement défaut durant la dernière
guerre, les entrepreneurs ou les commerçants renouvelaient leurs
stocks par crainte de la hausse des prix, ils augmentaient
eux-mêmes leurs prix par crainte du blocage.
Si le mouvement inflationniste était
déclenché avant même que fussent ressentis les effets des commandes
d'armements, le vaste programme militaire de 1951-1952 devait
inévitablement l'accélérer. Puisque les hausses de prix et de
salaires s'accéléraient en prévision du blocage, ce dernier
devenait urgent. Mais s'il constitue une mesure indispensable, il
ne se suffit pas à lui seul.
Le blocage est conçu comme une mesure
conservatoire destinée à fournir un répit durant lequel les mesures
authentiquement anti-inflationnistes, impôts rigoureux,
restrictions de crédit, entreront en action. Le réarmement, les
investissements supplémentaires, destinés à élargir la capacité de
production vont distribuer un pouvoir d'achat, sans que la masse
des biens consommables soit accrue en proportion. Il importerait
donc qu'il y eût non seulement un équilibre, mais un surplus
budgétaire.
À supposer que le pouvoir d'achat
excédentaire ne soit pas entièrement résorbé, il n'en résultera
probablement pas de dommages considérables, en raison de
l'extraordinaire élasticité de l'appareil de production américain,
donc de l'offre de marchandises. Sans doute les biens de
consommation durables (automobiles, frigidaires, machines à laver,
postes de radio et de télévision, etc.), qui emploient les mêmes
machines, les mêmes ouvriers, les mêmes matières premières que les
industries d'armements, seront moins abondants, mais le contrôle
des prix est, en ce secteur, relativement facile. En fait de
nourriture, une demande supplémentaire pourrait être satisfaite
sans hausse sensible des prix.
Le plus grave danger aux États-Unis n'est
pas qu'une stagnation de l'offre, face à un pouvoir d'achat gonflé
par les commandes d'armements, favorise une hausse vertigineuse des
prix, mais bien plutôt qu'une volonté et une capacité d'expansion,
en vue de répondre tout à la fois à la demande civile et à la
demande militaire, aggrave pour les États-Unis et surtout pour le
reste du monde la pénurie de matières premières.
La situation française
Le cas français est tout différent. Il y a
eu ni fièvre d'achat, ni expansion brusque de la production ou de
la consommation civile. Et les commandes d'armements distribuées
jusqu'à présent n'occuperont qu'une fraction dérisoire de la
capacité industrielle. Une proclamation soudaine d'un blocage
général des prix et des salaires aurait plutôt pour résultat de
précipiter que de prévenir les maux que l'on redoute. On créerait
artificiellement une psychose de hausse et de pénurie qui, pour
l'instant, n'existe pas.
L'équilibre précaire de l'économie
française est menacé pour trois raisons principales: la hausse des
cours et la rareté de certaines matières premières, le déficit des
finances publiques, dont les répercussions risquent d'être
amplifiées dans la conjoncture présente, la rigidité de l'appareil
de production. Chacune de ces difficultés appelle des mesures
appropriées, qui entraîneront peut-être de proche en proche une
extension du dirigisme, mais non, pour l'instant, une opération
chirurgicale du type américain.
À la longue, la hausse du coton, de la
laine et du cuir se fera sentir peu à peu au stade du détail. Mais
la réticence de la clientèle a retardé et freiné la transmission de
la hausse d'un bout de la chaîne à l'autre. Il n'y a donc pas lieu
à intervention immédiate ou spectaculaire. En revanche, si telle
matière première vient à manquer, la répartition administrative
s'imposera pour éviter les réactions en chaîne d'une hausse
massive.
Les hausses dont il est question à l'heure
présente, charbon, électricité, gaz, loyers, ne sont pas celles
qu'un décret puisse durablement éviter. La hausse du prix du
charbon importé et du fret est un fait et on n'a le choix qu'entre
les inconvénients (subvention accrue ou montée des prix). Ailleurs,
la hausse, prévue depuis longtemps, est imputable au gonflement des
coûts (salaires, matières premières, etc.). Dans aucun cas,
l'augmentation de la demande n'est principalement responsable. Le
blocage ne résoudrait rien.
Il dépend du gouvernement français de
réduire le plus possible les facteurs internes d'inflation, par une
politique rigoureuse de fiscalité et de crédit, en réduisant les
dépenses publiques les moins indispensables, en contrôlant, si
besoin est, les investissements privés.
Malheureusement l'économie française
souffre d'une souplesse insuffisante de l'appareil de production.
La capacité d'expansion passe pour faible (7%, nous disent les
experts, toujours précis, quand les connaissances ne permettent que
des hypothèses). La main-d'œuvre, surtout qualifiée, manque et elle
est peu mobile en raison de la pénurie de logements. Il n'est pas
au pouvoir des gouvernants d'accroître par un coup de baguette
magique le potentiel de l'industrie. Il reste que le taux des
salaires, des heures supplémentaires, à partir de 40, et surtout de
45 heures, freine ce que tout le monde souhaite encourager.
La conjoncture présente certains traits
communs à travers tout le monde libre, mais les différences de pays
à pays sont telles qu'il serait absurde d'imiter passivement telle
procédure, adaptée à des circonstances particulières.
Les règles valables partout sont simples en
théorie et difficiles à appliquer: il vaut mieux résorber
l'inflation en "pompant" le pouvoir d'achat excédentaire que la
"refouler" par des contrôles, mais il vaut mieux la refouler ou la
canaliser que lui permettre de s'amplifier sous prétexte de
libéralisme.