Les projets financiers: rétablir l'équilibre
intérieur
Le Figaro
12 novembre 1957
Rarement crise fut aussi prévisible que la
crise présente de l'économie française.
Dans l'exposé des motifs de la loi de
finances pour l'année 1956, le gouvernement de M. Guy Mollet ne
dissimulait nullement la politique qu'il avait choisie, qu'il a
appliquée et qui a conduit logiquement à l'actuelle conjoncture.
L'équilibre des comptes extérieurs ayant été réalisé en 1955 grâce
à une action raisonnable et à des circonstances exceptionnelles,
les réserves de devises ayant été reconstituées grâce à l'aide
américaine, M. Ramadier, suivant les conseils de quelques grands
fonctionnaires, décidait de sacrifier une partie des réserves de
devises (qui dépassaient deux milliards de dollars) au maintien de
l'expansion et à la stabilité des prix. La conjonction d'un hiver
rigoureux, de la guerre d'Algérie, des lois sociales et de
l'expédition de Suez entraîna une augmentation massive du déficit
budgétaire, qui, à son tour, détruisait l'équilibre de la balance
des comptes. Le gouvernement acceptait allégrement, consciemment,
le déficit, comme si les lois sociales et la guerre d'Algérie
étaient des dépenses temporaires, comme si l'inflation, une fois
déclenchée, pouvait être arrêtée sur commande, comme si les
réserves de devises évanouies, des emprunts étrangers s'offriraient
d'eux-mêmes.
La décision prise au début de 1956 était
peu justifiable. L'inaction du gouvernement pendant le premier
semestre de 1957, alors que les fonctionnaires, cette fois presque
unanimes, le conjuraient de prendre des mesures, est proprement
incompréhensible. Les échéances successives étaient fixées à
l'avance: avant les vacances de 1957, on serait contraint de
suspendre la libération des échanges et de recourir au stock d'or
de la Banque de France. Après les vacances, les 100 milliards d'or
seraient à leur tour épuisés. Ainsi en a-t-il été.
Les projets de M. Ramadier eussent été
acceptables au printemps de 1956; ils étaient dérisoires en 1957.
Durant l'été, M. Gaillard, alors ministre des Finances, vanta le
travail d'Hercule accompli en amputant les budgets de dépenses
présentés par les ministères. Mais il s'agissait de réduire les
dépenses effectives et non les dépenses possibles. Or une "impasse"
de plus de 800 milliards, dans une situation inflationniste et avec
un stock de devises réduit à quelque 600 millions de dollars d'or,
ne répondait pas non plus aux exigences.
Si, au printemps dernier, on avait dressé
un programme de redressement réunissant l'ensemble des mesures
prises depuis lors par les trois gouvernements successifs,
peut-être aurait-on créé un choc psychologique. Rien de pareil,
étant donné la mobilité des ministres, la constance de leurs propos
et la vanité (apparente plus que réelle) de leurs actes.
Deux questions se posent à propos des
projets de M. Pflimlin: impôts et économies sont-ils à l'échelle du
problème? Sont-ils raisonnablement choisis?
À la première question, il n'est pas encore
possible de répondre avec certitude. Une impasse de 600 milliards
ne fut pas incompatible, en 1954 et 1955, avec l'équilibre du
budget et celui des comptes extérieurs. La notion même d'impasse
est source de confusion et d'équivoque. Mieux vaudrait, comme l'a
fait observer M. Edgar Faure, revenir à la distinction du budget
ordinaire et du budget extraordinaire, ou, selon le vocabulaire
anglais, à la distinction des dépenses "au-dessus" et "au-dessous"
de la ligne.
Si, en période normale, une impasse de 600
milliards serait tolérable, il n'en va pas de même quand le
processus inflationniste est déclenché.
Un excédent, et non pas un équilibre
approximatif, du budget ordinaire serait souhaitable. De plus, le
mouvement des prix ne permet pas de prévoir avec certitude en
quelles conditions le budget sera exécuté et si des dépenses
supplémentaires ne deviendront pas inévitables (relèvement des
traitements). L'effort actuel est méritoire; il serait prématuré
d'affirmer qu'il est suffisant.
Le choix des impôts a dû obéir à des
considérations, les unes économiques, les autres politiques.
Économiquement, les impôts devaient influer le moins possible sur
le niveau des prix des produits de grande consommation et,
subsidiairement, ils devaient réduire le pouvoir d'achat,
susceptible de se porter sur les marchandises exportables.
L'imposition supplémentaire des objets de consommation durable
(machines à laver, scooters) répond à cette double nécessité.
L'industrie automobile a échappé à une nouvelle imposition en
faisant valoir qu'elle avait été déjà lourdement frappée et qu'en
tout état de cause elle appliquait l'accord d'exportation conclu
avec M. Ramadier.
Les 64 milliards demandés aux entreprises
semblent commandés moins par une conception économique que par le
désir d'éviter des oppositions parlementaires. Espérons que ne
s'ouvrira pas une nouvelle discussion sur la décote sur stocks. M.
Pflimlin a repris un projet transactionnel, finalement approuvé en
juin dernier. L'impôt de 2% sur les réserves va précéder désormais
celui de 6% sur l'incorporation des réserves, déjà voté. Le
supplément de taxes sur les bénéfices, qui existait déjà en 1956,
risque, en période inflationniste, de frapper des bénéfices
illusoires, résultant de la hausse des prix. Globalement, cette
imposition des sociétés a-t-elle pour fonction de freiner les
investissements privés ou seulement de fournir des milliards? On
hésite sur l'interprétation.
Quelles que soient les objections que l'on
puisse faire aux projets de M. Pflimlin (et quels projets n'en
appelleraient pas?), il convient de les approuver. Ils ne suffiront
pas à résoudre la crise, à stopper la hausse des prix et des
salaires, mais ils constituent une étape. Les résultats
relativement favorables du commerce extérieur en octobre sont un
encouragement. L'économie française progresse depuis dix ans, en
dépit d'une gestion le plus souvent déplorable. Le jour où la
France serait gouvernée raisonnablement, l'optimisme serait de
rigueur.