Révision des dogmes
Le Figaro
11-12 avril 1964
L'économiste est maintes fois tenté ou
contraint de prévoir l'avenir, mais il n'ignore pas que la
conjecture, à court ou à moyen terme, est un art difficile,
d'autant plus exposé à l'erreur que les méthodes employées sont
plus grossières. Deux sont d'usage curant: l'une consiste à
prolonger les tendances observées au cours d'une certaine période
de temps, l'autre à escompter la répétition d'un cycle, observé
maintes fois dans le passé. Le cours actuel de l'économie mondiale
illustre les incertitudes de l'une et de l'autre.
La supériorité du taux de croissance de
l'économie soviétique sur celui de l'économie américaine et même,
plus généralement, sur celui des économies occidentales, était
devenu une sorte de dogme, admis par la majorité des experts, aussi
bien à l'Ouest qu'à l'Est. En fait, le taux japonais a été
supérieur au taux soviétique, même dans la phase 1951-1960 pendant
laquelle le taux soviétique a été particulièrement élevé. Or,
depuis 1958, la croissance de la production agricole en U.R.S.S.
s'est arrêtée et la croissance de la production industrielle
considérablement ralentie. Alors qu'il y a quelques années,
beaucoup d'experts s'ingéniaient à calculer le nombre d'années
nécessaires pour que le produit national soviétique par tête de la
population rejoigne celui des États-Unis, aujourd'hui d'autres
experts - ou parfois les mêmes - se demandent si le régime de
planification centralisé, autoritaire, sera capable de résoudre la
crise permanente de l'agriculture et d'assurer l'amélioration des
conditions de vie. Ou plutôt ils se demandent quelles réformes
permettraient à ce régime, hérité du stalinisme et de la phase
d'industrialisation primaire, d'accomplir les tâches actuelles de
la croissance.
À l'intérieur du monde occidental, les
faits sont en train de réfuter les prévisions fondées sur
l'extrapolation des tendances constatées au cours de la précédente
décennie. Le taux de croissance de l'Europe du Marché commun avait
été supérieur, de 1951 à 1961, à celui de la Grande-Bretagne et des
États-Unis. Cette année, ces deux pays progresseront plus vite que
la Communauté européenne parce que l'Italie et la France doivent
prendre des mesures restrictives qui ralentiront l'expansion en
même temps que la hausse des prix. Le taux de croissance du P.N.B.
sera, cette année, de 5 à 6% aux États-Unis, de quelque 5 % en
Grande-Bretagne, cependant que la France et l'Italie se
féliciteraient d'un taux de 3 à 4% s'il accompagnait une
stabilisation des prix.
Si les prévisions tirées des extrapolations
sont actuellement démenties, la prospérité américaine dissipe aussi
les craintes qu'inspirait le souvenir des précédentes phases
d'expansion. La phase actuelle est en voie de battre le record de
durée de l'après-guerre. La reprise en est au trente-huitième mois
et elle ne donne aucun signe d'essoufflement. Les revenus à la
disposition des consommateurs, calculés sur une base annuelle,
étaient le mois dernier supérieurs de soixante-seize milliards de
dollars (380 milliards de francs environ) à ce qu'ils étaient à la
fin de la précédente récession, il y a trois ans. Simultanément,
trois variables donnent des indications favorables.
Les dépenses d'investissement des
entreprises dépasseront d'au moins 10% le volume de 1963 et
l'évaluation, qui date de quelques mois, d'un total de 42 milliards
4 de dollars est tenue aujourd'hui pour trop faible. De plus, les
profits, qui d'ordinaire ont tendance à diminuer à mesure que se
développe l'expansion, continuent à progresser. Ils étaient de 51
milliards 5 de dollars l'an passé, on escompte une progression de
10% en 1964. Enfin, la productivité continue également d'augmenter,
ce qui suggère le maintien d'une marge de croissance avant un
risque sérieux d'emballement inflationniste.
La cause, simple et directe, de ce
renversement dans les positions relatives du Marché commun d'un
côté, des États-Unis de l'autre, se lit dans les statistiques du
coût salarial par unité de produit. De 1959 à 1963, le coût a
augmenté de 17% aux Pays-Bas, de 20% en République fédérale, de 21%
en France, de 28% en Italie, il a augmenté de 10% seulement en
Grande-Bretagne, il n'a pas augmenté du tout aux États-Unis.
Comment s'étonner, dans ces conditions, que les importations de la
Communauté européenne en provenance des États-Unis se soient
accrues de 80%, alors que les exportations outre-Atlantique, dans
le même temps, ont progressé de 54%. Quant aux échanges avec la
Grande-Bretagne, les chiffres correspondants sont de + 105% aux
importations contre + 50% aux exportations.
Certes, la dégradation de la balance
commerciale tenait, pour une part, à la rapidité plus grande de la
croissance dans la Communauté européenne. De même, la stabilité du
coût salarial par unité de produit aux États-Unis reflétait aussi
la lenteur relative de la croissance. On n'a pas le droit de tirer
des faits actuels une conclusion, même à échéance de dix ans. Il se
peut que, de 1960 à 1970, le taux de croissance de la Communauté
européenne demeure supérieur à celui des États-Unis ou de la
Grande-Bretagne.
Au moins la crise présente a-t-elle une
valeur d'enseignement. Le taux de croissance que l'on doit prendre
pour objectif est celui qui est compatible avec une approximative
stabilité des prix. À viser une expansion trop rapide, on risque de
précipiter une inflation qu'il faudra juguler par des mesures
déflationnistes, provoquant ainsi une alternance d'accélération et
de ralentissement qui, en dehors même des conséquences politiques
et sociales, se traduira par un taux moyen de croissance inférieur
à celui qu'une politique moins ambitieuse aurait permis
d'atteindre.
Je n'ai jamais pensé que le taux de
croissance était la mesure, unique et rigoureuse, des mérites d'un
régime économique. Je ne changerai pas d'opinion sur ce point sous
prétexte que l'Europe orientale connaît un ralentissement de plus
en plus marqué de sa progression. Ce qui vaut d'être retenu, c'est
l'échec persistant de l'agriculture dans tous les pays communistes.
Avant de décréter que le régime de type soviétique répond aux
besoins des pays en voie de développement, ces derniers ne
devraient-ils pas méditer sur la signification de cet échec?
Quant à la comparaison Communauté
européenne-États-Unis, elle ne donne pas de leçon d'une portée
aussi générale. Les économies européenne et américaine
appartiennent au même type et l'économie américaine n'a encore
résolu ni le problème du sous-emploi ni peut-être même celui du
déficit des comptes extérieurs. Du moins, les faits nous obligent à
remettre en question une idée que beaucoup d'observateurs étaient
enclins à tenir pour démontrée, l'idée que les économies
européennes progresseraient désormais à une allure de croisière
supérieure à celle de l'économie américaine. En tout cas, pour que
cette supériorité se confirme, il faut que la France et l'Italie
témoignent d'une efficacité dans la politique des salaires et des
prix au moins égale à celle de la République fédérale.
À cet égard, le "génie latin" pourrait
avantageusement s'inspirer du "talent germanique".