Perspectives de la guerre froide
Réalités
février 1949
Si l’on suivait le déroulement de la guerre
froide comme on suivait naguère les opérations militaires,
j’imagine qu’au début de l’année 1949 les commentateurs
s’accorderaient sur un bilan de cet ordre: en Asie, la guerre de
mouvement s’est poursuivie à l’avantage des partis soviétiques. Les
communistes chinois ont achevé la conquête de la Mandchourie,
pénétré profondément en Chine du Nord. Pékin, Nankin sont tombés ou
sur le point de tomber. Le régime nationaliste semble voué à un
effondrement plus ou moins prochain. En Indochine, Ho Chi Minh
continue une guérilla impitoyable. Des troubles ont éclaté en
Malaisie; la Birmanie glisse vers le chaos.
En Europe se livre une guerre de position
encore indécise. Personne n’a franchi la ligne de démarcation qui,
tracée à Yalta, devait séparer des zones d’occupation militaire et
qui est devenue la frontière de deux mondes. La Grèce est usée par
une guerre civile dont rien n’annonce la fin: les armées de Markos,
soutenues par les démocraties populaires voisines, tiennent tête
aux armées du roi Paul, équipées à coups de dollars.
Ailleurs, la lutte, sans donner de
résultats décisifs, a tourné plutôt à l’avantage des Occidentaux.
Le schisme de Tito, quel que soit le sort finalement réservé au
maréchal yougoslave, a ouvert une première fissure dans le bloc
soviétique. La réforme monétaire dans la bizone a inauguré une
phase nouvelle de la vie allemande: l’allure accélérée qu’y prend
la reconstruction économique tranche avec le marasme et la misère
qui règnent à travers la zone orientale. Dans la bataille dont
l’enjeu est l’avenir politique de ce qui fut le Reich, les
démocraties de l’Ouest ont marqué des points. En France, les grèves
sur lesquelles le Kominform comptait pour paralyser le relèvement
ont causé de lourdes pertes (4,5 millions de tonnes de charbon),
mais elles n’ont pas atteint gravement la vie de la nation.
Enfin, Berlin est devenue le théâtre d’un
combat sans précédent, peut-être comparable – dans l’ordre de la
guerre froide – à Verdun ou à Stalingrad au cours des grandes
guerres. Les Alliés occupaient les positions les plus défavorables.
Les quartiers occidentaux de Berlin représentent une étroite
enclave au milieu de la zone soviétique d’influence. Mais cette
situation même a fourni aux Anglais et aux Américains l’occasion
d’une victoire défensive paradoxale et éclatante. Le miracle
technique du pont aérien frappe les Russes de stupeur et les
Allemands d’admiration. Le contre-blocus porte un coup sensible à
l’économie de la zone orientale. Le sort inhumain infligé aux deux
millions de Berlinois a trempé les courages au lieu de briser les
volontés. L’esprit de résistance à l’occupant se tourne contre les
autorités soviétiques. Symbole, espoir, la présence américaine à
Berlin rayonne à travers l’Europe asservie.
Les maîtres du Kremlin avaient cru
atteindre leur objectif sans recourir aux moyens militaires. Ils
comptaient que les Occidentaux évacueraient le «hérisson berlinois»
avec des protestations solennelles et dérisoires. Ils avaient
oublié que les progrès de l’aviation permettent aujourd’hui de
ravitailler un «hérisson» tenu par deux millions de civils comme la
Luftwaffe pendant l’hiver 1941-1942 put, à plusieurs reprises,
assurer totalement le ravitaillement de divisions isolées.
Il y a deux ans environ, la stratégie
américaine avait pris une décision de portée immense dont les
conséquences se développent sous nos yeux. Le monde avait à peine
eu conscience de cette décision, que les historiens compareront
peut-être à celle d’Hitler négligeant la Grande-Bretagne pour
foncer vers l’Est. Washington, à la suite du voyage du général
Marshall, renonça à s’engager en Chine. Il reconnut une priorité à
la reconstruction de l’Europe.
Quels furent les motifs des
diplomates-stratèges? Nous les résumerons en quelques mots:
impossibilité matérielle et morale
de défendre à fond la Chine de Tchiang Kai-chek,
caractère non décisif de la bataille de
Chine
.Ce n’est pas «l’autoritarisme» du
gouvernement nationaliste chinois qui découragea Marshall, c’est
l’inefficacité et la corruption d’un régime, mélange d’une
tradition épuisée et d’une influence occidentale encore
superficielle.
Trop souvent, les observateurs commettent
l’erreur de juger de réalités politiques d’après les formes
constitutionnelles. Peron est autoritaire et Franco aussi. Mais le
premier s’appuie sur les masses ouvrières et a contre lui le grand
capital; le deuxième est arrivé au pouvoir et s’y est maintenu
grâce aux groupes privilégiés qui ont présidé au déclin de
l’Espagne et qui ont toujours préféré leurs intérêts à leur patrie:
aristocrates, grands propriétaires, armée, église.
De même, en Chine, Tchiang Kai-chek était
lié aux «féodaux» et aux affairistes, aux grands propriétaires
terriens et aux grands hommes d’affaires. Certaines de ses armées
appartenaient à des seigneurs de la guerre, maîtres personnels de
leurs troupes comme les condottieri du passé européen. D’autres
armées étaient levées par conscription, mais les soldats, souvent
mal traités, indifférents à l’enjeu de la lutte, obéissaient
passivement jusqu’au jour où l’occasion se présentait de mettre bas
les armes ou de changer de camp. L’inflation provoquée par les
dépenses de la guerre civile, aggravée par la mauvaise
administration, minait le moral de la Chine de Tchiang Kai-chek. La
corruption rongeait les services publics. De l’autre côté, l’armée
était nationale, elle était moins impopulaire dans les campagnes;
la foi y soutenait la discipline, l’éducation ou la propagande y
entretenait la foi. Le matériel que les nationalistes obtenaient de
l’aide américaine (et qui finissait souvent par armer les troupes
communistes) ne suffit pas à compenser l’infériorité politique et
morale (d’autant plus que les armées communistes firent longtemps
des guérillas, qu’elles usèrent les nationalistes avant de leur
livrer des batailles rangées).
La stratégie américaine de
containment
utilise de préférence des moyens économiques. Elle mise sur la
prospérité pour refouler et la misère et le communisme. Or il
n’était pas possible en Chine de miser sur la prospérité: les
richesses accumulées du continent américain ne suffiraient pas pour
élever en quelques années le niveau de vie, incroyablement bas, du
paysan chinois. Le rendement politique de cinq milliards de dollars
est plus grand en Europe qu’en Asie.Cette intervention, quasiment impossible,
ne paraissait pas non plus indispensable pour trois raisons. Si
l’on suppose que le conflit russo-américain sera résolu, dans un
sens ou dans l’autre, au cours des quinze prochaines années, il est
improbable que la Chine joue par elle-même un rôle de premier plan.
Il faut des années pour la transformer en un État moderne, équipé
d’une industrie puissante.
De plus, à supposer que la Chine passe dans
l’autre camp, les États-Unis disposent, dès maintenant, de bases
militaires dans la ceinture d’îles et dans l’Asie du Sud-Est,
qu’ils ont les moyens de renforcer afin de contenir l’éventuelle
expansion d’une Chine communiste. Le Japon est susceptible de
recouvrer une force militaire qui a été détruite mais dont les
conditions humaines subsistent. L’Inde, désormais indépendante,
peut être soutenue avec bonne conscience, et peut-être
efficacement.
Enfin, rien ne prouve que la guerre civile,
même si le gouvernement de Tchiang Kai-chek s’effondre, doive
s’arrêter du jour au lendemain, que les seigneurs de la guerre
seront promptement mis au pas, que l’anarchie provinciale sera
liquidée. Après l’échec de sa tentative de médiation, le général
Marshall avait consenti des secours limités à Nankin dans l’idée,
semble-t-il, que la division de la Chine se prolongerait de
nombreuses années. Il n’était pas entièrement convaincu,
semble-t-il, que la Chine de Mao Tse Tung serait inévitablement
prosoviétique et antiaméricaine. La Chine de Tchiang Kai-chek était
à tel point nationaliste et xénophobe que les tentatives de
réformes, imposées de l’extérieur par les conseillers américains,
étaient vouées à l’échec. Pourquoi le nationalisme des communistes
chinois ne se retournerait-il pas quelque jour contre leurs
protecteurs de Moscou (qui, au reste, ne semblent pas avoir envoyé
beaucoup d’armes)? L’état-major du parti est, à n’en pas douter,
marxiste, voire stalinien; certains des chefs ont été formés à
Moscou. Mais le rythme de l’histoire chinoise n’a peut-être pas
pris la même accélération que celui de l’histoire occidentale. Ce
sont les Chinois, plus que les Russes, qui donneront sa forme et
son contenu à leur communisme.
L’avenir dira si ces raisonnements étaient
justes. Dans l’immédiat, l’expansion communiste en Chine obligera à
renforcer le barrage dans l’Asie du Sud-Est et nul ne saurait
apprécier à l’avance le coût de ces positions de repli, comme nul
ne saurait prévoir les conséquences dernières de la conquête par la
religion stalinienne d’un continent où vit la moitié de la
population du globe.
Politiquement et militairement, l’Europe a
passé pour plus importante que l’Asie aux yeux des stratèges
américains. Renversement au premier abord surprenant et pourtant
logique. La grande république avait mené presque seule la guerre du
Pacifique; elle l’avait dirigée souverainement; elle n’avait nul
besoin de l’intervention soviétique pour l’achever. L’hostilité
pour les «Japs» était immédiatement ressentie: les conflits
européens ont longtemps paru dérisoires.
Et pourtant, la soviétisation de
l’Allemagne ou de la France aurait porté à l’opinion publique
américaine un coup plus rude que la soviétisation de la Chine. Si
la France devenait une «démocratie populaire», si la radio de Paris
déversait sur l’impérialisme de Wall Street les mêmes injures que
déverse la radio de Bucarest ou celle de Prague, le choc serait
comparable à celui que causa le défilé des troupes hitlériennes sur
les Champs-Élysées. D’un coup, le vieux continent qui irrite par
ses conflits stériles, mais qui demeure une inspiration pour les
penseurs et les artistes, qu’on méprise et qu’on admire à la fois,
l’Europe, patrie d’origine, touchante et un peu ridicule, mais
aussi proche qu’un vieux parent, prendrait figure d’ennemie et
serait perdue pour la cause de la démocratie.
Les calculs des politiques justifiaient ces
émotions. Les 250 millions d’Européens de l’Ouest possèdent encore
un potentiel industriel supérieur à celui de l’Union soviétique,
comparable à celui des États-Unis (bien que beaucoup de matières
premières doivent venir du dehors). Britanniques, Français,
Allemands sont des races militaires. Les nations qui, hier,
dominaient la scène de l’univers sont momentanément hors de jeu.
Mais elles ne seront pas indéfiniment neutralisées, demain elles
reprendront leur place. La Chine communiste ne modifie pas
décisivement la balance des forces. La soviétisation du vieux
continent la modifierait.
Le plan Marshall, qu’inspire pour une part
l’idéalisme d’un peuple généreux, s’inscrit dans une stratégie
défensive destinée à contenir l’expansion soviétique par le barrage
de la prospérité. Les cinq milliards de dollars (pour les quatre
cinquièmes, dons purs et simples) de marchandises que reçoivent les
Dix-Neuf au cours de la première année permettent à l’Angleterre de
ne pas abaisser plus encore le niveau de vie de sa population; à
l’Allemagne occidentale de nourrir ses quarante-cinq millions
d’hommes et d’entreprendre sa reconstruction économique. À la
France d’importer le charbon, la laine, le coton, l’essence qui lui
font défaut.
Les résultats obtenus sont-ils
satisfaisants? À beaucoup d’égards il faut répondre positivement.
La production a augmenté, l’industrie a dépassé presque partout le
niveau d’avant guerre (globalement les Dix-Neuf en sont à 28%
au-dessus de 1938). À force d’austérité, la Grande-Bretagne a
réduit considérablement, par rapport à l’année précédente, le
déficit de sa balance des comptes (ramenée à 250 millions de livres
environ). En France la récolte a été exceptionnellement favorable,
et l’industrie, en dépit des grèves, produit 10 à 15% de plus qu’en
1938. La réforme monétaire allemande a entraîné en quelques mois un
redressement rapide: les indices de production ont progressé de 50
à 100% (par rapport à un indice, il est vrai, très faible), la
bizone atteint un niveau supérieur à 70% de celui d’avant guerre.
La monnaie italienne est à peu près stabilisée. Les conditions de
vie se sont, dans l’ensemble, améliorées.
Il serait pourtant prématuré de chanter
victoire. L’issue de la guerre froide n’est pas encore décidée, et
le bilan ne comporte pas que des postes créditeurs. On n’a pas pu
porter remède à la misère des campagnes italiennes dans le sud du
pays ni à l’extrême inégalité des conditions sociales, il subsiste
des millions de chômeurs sans que l’on entrevoie de solution dans
le cadre national. La France, indispensable à la reconstruction
européenne, n’a mis fin ni à son instabilité monétaire ni à son
instabilité politique. Les Américains déplorent la faiblesse de la
Troisième Force et ils craignent l’arrivée au pouvoir du général de
Gaulle. En Grèce, après les espoirs qu’avait soulevés la «victoire»
du mont Gramos, les déconvenues se sont multipliées. Les
combattants du général Markos sont plus nombreux à la fin de
l’année 1948 qu’à la fin de l’année précédente. Les gouvernements,
qu’ils soient populistes ou libéraux-populaires, sont toujours plus
discrédités, l’administration n’est pas moins inefficace en un pays
toujours plus épuisé.
Peut-être la déception la plus grave
vient-elle non de tel ou tel pays en particulier, mais de
l’attitude des Dix-Neuf à l’égard de leur commune destinée. Les
dirigeants de Washington sont convaincus que le vieux continent n’a
pas d’avenir s’il n’est pas capable de surmonter son passé et de
réaliser une certaine forme d’unité économique et militaire. Or, à
cet égard, en dépit de déclarations retentissantes, rien n’a été
encore accompli et les actes vont plutôt en sens contraire.
Il n’y a pas d’Europe occidentale sans
relèvement de l’Allemagne. L’industrie lourde de la Ruhr est
indispensable à la prospérité de tous les Européens. Si l’empire
soviétique s’étend jusqu’au Rhin, il aura vite fait d’atteindre
l’Atlantique. Or comment proposer aux Allemands de prendre place
dans une unité européenne si on leur enlève le contrôle de la Ruhr
après qu’on leur a arraché la Silésie, la Prusse orientale et la
Poméranie? Mais si la restitution de la Ruhr aux Allemands, même
différée jusqu’au lendemain du départ des troupes alliées, se
heurte à un veto français, rien n’est gagné, car il n’y a pas plus
d’Europe sans la France qu’il n’y a d’Europe sans
l’Allemagne.
Économiquement, les bénéficiaires de
l’E.R.P. ont dressé dix-neuf plans et non pas un plan européen, et
ces dix-neuf plans sont contradictoires. Les Dix-Neuf veulent se
vendre les uns aux autres bien plus qu’ils ne veulent s’acheter.
Ils ne s’accordent pas sur la méthode à suivre pour rétablir en
1952 l’équilibre de la balance des comptes. La Grande-Bretagne, qui
achetait avant guerre au continent européen bien plus qu’elle ne
lui vendait, se propose désormais de lui vendre au moins autant
qu’elle ne lui achètera. À supposer qu’elle y parvienne, le déficit
sera transféré d’un pays à l’autre. Pour l’ensemble, il n’y aura
pas de progrès. Les exportations prévues pour les Dix-Neuf portent
souvent sur les mêmes marchandises (sidérurgie, mécanique,
équipement électrique, textiles, produits chimiques). Nul ne sait
si le monde extérieur sera disposé à absorber tout ce que l’Europe
compte lui offrir. Les anticipations d’équilibre se fondent sur une
convertibilité des monnaies qui apparaît, pour le moins,
improbable.
Tout le monde parle d’union européenne,
mais ceux qui voudraient authentiquement en prendre l’initiative ne
le peuvent pas et ceux qui pourraient ne le veulent pas. La voix de
la France n’aura pas d’autorité tant que le désordre intérieur
découragera les bonnes volontés de ses voisins. Quant à la
Grande-Bretagne, fière de son équilibre social, méfiante de la
turbulence latine, inquiète de la puissance communiste en Italie et
en France, elle mise davantage sur la sécurité impériale et sur un
rétablissement solitaire à force d’austérité que sur une
intégration économique, à la fois imprévisible et redoutable. Elle
consent à un état-major occidental qui ne l’engage à rien; elle est
prête à une collaboration économique, pourvu que celle-ci ne
bouleverse pas ses propres plans. Le gouvernement travailliste
n’est certainement pas prêt à aller plus avant. Il n’est pas sûr
qu’un gouvernement conservateur, en dépit des discours de
Churchill, agisse autrement.
Rien n’est donc décidé. Les élections
italiennes, l’échec (coûteux) des grèves françaises ont écarté tout
danger d’une répétition du coup de Prague que les observateurs
américains – sans grande justification – ont redouté il y a
quelques mois. Ni politiquement ni économiquement, la
reconstruction occidentale n’a dépassé la phase initiale.
Il est vrai que tout ne va pas non plus
pour le mieux dans la zone soviétique. Les gouvernements de
Bucarest et de Sofia sont entièrement entre les mains des maîtres
du Kremlin. Mais il n’en va de même ni à Belgrade ni même à
Varsovie. Les staliniens au pouvoir deviennent ou redeviennent
nationalistes. Staline ne saurait gagner les Allemands en même
temps que les Polonais et les Tchèques. Toute concession promise à
ceux-là lui aliène immédiatement ceux-ci. Gomulka, à la différence
de Tito, a confessé sa faute, mais il ne l’a pas fait dans le style
des procès de Moscou et il n’a pas été éliminé. Beaucoup de
communistes polonais sont aussi nationalistes que lui. L’offensive
de collectivisation, annoncée à grand bruit, se heurte à la
résistance des masses paysannes. L’économie tchèque, dont le
commerce extérieur était en grande partie orienté vers l’Ouest, est
désorganisée par les exigences de l’intégration au bloc soviétique.
De l’autre côté du rideau de fer, la façade est intacte, mais on
entend des craquements. La nature se révolte contre les violences
qui lui sont faites.
Sous une apparence rigide, la situation
actuelle de l’Europe, déchirée par la rivalité des puissances
extra-européennes, demeure fluide. Or un facteur nouveau est en
train d’intervenir: le réarmement américain. L’équilibre précaire
qui s’est maintenu depuis 1945 était fondé sur l’hétérogénéité des
armes dont disposaient les grands rivaux: la supériorité sur terre
de l’Union soviétique était incontestée; celle des États-Unis dans
les airs, et grâce à la bombe atomique, ne l’était pas moins.
L’Union soviétique pouvait menacer de prendre l’Europe en otage,
les États-Unis de faire sauter les grandes villes de l’Union. Ces
menaces, en un sens équivalentes, ont assuré la stabilité de la
frontière accidentelle tracée à Yalta. L’Armée rouge était fixée
sur place, l’influence américaine arrêtée aux limites du rideau de
fer.
Le réarmement américain, le prêt-bail à
l’Europe occidentale ont pour but de rompre ce que les Américains
appelleraient le
deadlock
. Il protégerait les nations européennes d’une occupation
soviétique. Du même coup, il témoignerait de la résolution
américaine et devrait convaincre les maîtres du Kremlin de la
nécessité de consentir à un règlement durable du problème allemand
et, plus largement, du problème européen.Si l’on écarte l’hypothèse improbable d’un
incident qui mettrait le feu aux poudres, si l’on écarte
l’hypothèse plus improbable encore d’une initiative belliqueuse de
Staline destinée à prévenir le réarmement américain, on doit
s’attendre à une prolongation de la guerre froide. Celle-ci
pourrait même s’intensifier jusqu’à une crise aiguë, voire une
épreuve diplomatique de force, dont on imagine, non sans quelque
optimisme, que sortirait un accord durable et une atténuation de la
guerre froide. On conçoit que le partage du monde et de l’Europe
donne à l’humanité vingt ans de paix belliqueuse. On n’en saurait
dire autant ni du pont aérien ni du partage de l’Allemagne.