Le partage de l'Europe
Point de vue
26 juillet 1945
À San-Francisco, on cherchait un langage et
un décor. À Potsdam, on discute sérieusement.
À Vienne, en 1815, à Paris, en 1919, il ne
s'agissait guère que du vieux continent. À Vienne, il y avait
quatre grands, et le "grand vaincu" demeurait un grand. À Paris, il
y avait quatre grands sans compter la Russie, absente pour cause de
révolution, l'Allemagne, provisoirement écrasée, le Japon, associé
et lointain.
À Potsdam, ils ne sont plus que trois,
entre lesquels on établit déjà une hiérarchie: deux grands, moins
deux États que deux continents, moins deux nations que deux
univers, s'affrontent en présence d'un empire de type ancien,
dispersé à travers les cinq parties du monde. La planète se
rétrécit et la puissance se concentre.
Ces deux univers ont leur centre à des
milliers et des milliers de kilomètres de distance, à peu près
invulnérables l'un à l'autre. Mais leurs extrémités se touchent en
Europe et en Asie et de vastes régions du globe, chargées d'une
glorieuse histoire, mais ou bien épuisées par la guerre, ou bien
dénuées d'un équipement moderne, s'offrent aux influences rivales.
Ce sont ces régions qui figureront demain sur la table, au festin
des colosses.
Paix des empires
Par rapport aux temps révolus, la rivalité
actuelle des empires présente une triple originalité.
1. L'univers entier est à chaque instant
remis en question. Aucun équilibre n'apparaît dans le cadre,
désormais étroit, d'un seul continent. Russie et États-Unis sont
face à face sur l'Elbe, comme ils le sont en Chine. Les
marchandages qui appartiennent au train commun des relations
diplomatiques ont une ampleur qui déconcerte les spectateurs.
Le statut qui sera finalement adopté à
Tanger dépend peut-être moins des désirs français que du compromis
relatif à Constantinople ou, qui sait? de l'accord sur la Perse ou
sur la Corée.
2. Par un renversement tragique, alors que
l'histoire a été faite depuis quatre siècles par la rivalité des
nations européennes pour le partage des terres, il semble que
commence aujourd'hui une lutte des empires extra-européens pour le
partage de l'Europe.
Or, même dévasté par l'ouragan d'acier, le
vieux continent garde d'immenses ressources matérielles et
humaines. Qu'on additionne la production de la zone d'Allemagne
occupée par les Anglo-Saxons à celle des pays de l'Europe
occidentale (sans même compter la Grande-Bretagne), on aboutit à
une sorte de colosse, plus de 250 millions de tonnes de charbon, 40
millions de tonnes d'acier par an.
3. Le destin de ces zones contestées ne
sera pas déterminé uniquement par le tracé des frontières, sur
lequel s'accorderont finalement les visiteurs de Potsdam.
L'évolution intérieure des nations reflète les influences subies.
Un certain régime politique implique une certaine orientation
diplomatique (et inversement).
Or, si l'on conçoit à la rigueur un
règlement final en fait de frontières, la rivalité est par
définition constante, indéfinie, quand on en vient au statut
politique des peuples.
Après tout, on s'est accoutumé à la
bataille commerciale pour les marchés: l'exportation des idées et
des institutions entraîne une concurrence au moins aussi vive que
celle des marchandises.
Destin de l'Allemagne
États-Unis et Grande-Bretagne ont en Europe
une stratégie défensive. Ils sont désireux non de conquérir ou de
dominer, mais d'éviter qu'une puissance terrestre conquière
l'ensemble du vieux continent.
Ils mènent cette défensive sur deux fronts.
Ils s'efforcent d'abord de limiter l'expansion territoriale de
l'Union soviétique et des pays liés à l'Union soviétique.
Les puissances anglo-saxonnes se défendent
aussi sur le front de politiques intérieures. Elles s'inquiètent
moins de la diffusion des idées avancées que de l'ascendant des
partis dont les yeux sont tournés vers Moscou. (Mais peut-on
discerner ceci de cela?)
Dans le cas de l'Allemagne, enjeu essentiel
des débats, tout est en question: les frontières futures, les zones
d'occupation actuelles, l'organisation politique actuelle et
future. Bien plus, une complication supplémentaire tient à
l'entre-croisement des préoccupations.
Les unes sont celles d'hier: comment punir
les criminels de guerre? Comment faire payer à l'Allemagne les
réparations? Pour l'instant, chacun des vainqueurs s'assure ses
propres réparations par des procédés expéditifs. L'outillage des
usines Siemens a été expédié vers la Russie avant que les troupes
britanniques ne prennent possession des halls désertés. De l'autre
côté, les machines spéciales, les brevets, les ingénieurs, suprême
richesse, n'ont pas échappé à l'attention des services compétents.
Mais le pillage ne suffit pas à déterminer l'avenir de l'industrie
allemande.
Or, de plus en plus, les préoccupations
d'avenir l'emportent sur celles du passé.
L'annexion de la Silésie par la Pologne
tend moins à empêcher une nouvelle agression qu'à intégrer une
région riche dans le bloc des États slaves.
Finalement, il s'agit de savoir s'il y aura
une
Allemagne et qui dominera, de l'intérieur ou de l'extérieur, cette
Allemagne. À courte échéance, les puissances anglo-saxonnes
souhaitent un minimum d'unité entre les quatre zones. Unité
économique sans laquelle l'ouest de l'Allemagne souffrirait de la
faim. Unité politique, sans laquelle surgiraient de toutes parts
des situations absurdes: le même parti est interdit ici, autorisé
là, les mêmes événements sont commentés de manière contradictoire
par les différentes radios.De l'unité, chacun attend autre chose. Les
Anglo-Saxons auraient l'espoir que le rideau de fer abaissé depuis
plus de deux mois sur la ligne de démarcation serait enfin levé.
Mais les Russes y verraient la chance d'étendre jusque vers l'ouest
de Reich le rayonnement de leurs idées de l'action de leurs
représentants.
Qui gagnerait davantage?
Solitude française
La France n'a ni patron ni client. Elle n'a
pas de clients, faute de ressources. Elle n'a pas de patron, faute
de docilité.
Acceptons cette solitude, rançon de
l'autonomie que nous suggèrent ou nous imposent notre situation
géographique, nos divisions, notre ambition.
Au lieu de nous abandonner au ressentiment,
concentrons-nous sur la tâche essentielle: le relèvement
national.
Pour le reste, n'oublions pas que rien
n'est définitivement arrêté par une conférence, si solennelle
soit-elle. Ce qui nous importe avant tout, c'est le sort de
l'Allemagne, et plus précisément encore celui de l'Allemagne
occidentale. Demain comme hier, il dépendra avant tout des
démocraties anglo-saxonnes que nos revendications soient ou non
satisfaites.