Relance ou récession?
Le Figaro
7 janvier 1965
Au Conseil économique, l'éventualité d'une
relance a été, il y a quelques semaines, publiquement évoquée: le
moment est-il venu, sinon d'abandonner le plan de stabilisation, du
moins d'agir contre la récession qui s'amorce dans quelques
secteurs?
Comme il est inévitable en pareil cas,
l'observateur hésite. Il faut plusieurs mois pour qu'un relâchement
du crédit ou des dépenses supplémentaires de l'État exercent
l'effet d'entraînement visé. Ce n'est pas la situation actuelle,
c'est le mouvement de la conjoncture qu'il importerait de saisir
pour prendre les décisions justes. De plus, il est anormal de
maintenir plus d'une année en vigueur certaines mesures
d'exception. Entre le plan de stabilisation et la relance, diverses
formules intermédiaires sont possibles.
À la question classique: Où en somme-nous?,
les statistiques donnent une réponse à peu près claire. La
production industrielle demeure à un niveau élevé, mais celui-ci
avait été atteint dès le début de l'année 1964. Quelques secteurs
(bâtiment, chimie, énergie) continuent leur expansion, mais
d'autres (biens de production, textiles), stagnent ou sont en
régression. Le volume des investissements productifs n'a pas
sensiblement progressé s'il n'a pas diminué.
La hausse des prix s'est considérablement
ralentie et, durant les derniers mois, le ralentissement a fait
place à la stabilité. Les prix industriels ont monté faiblement, de
1,7% par rapport à 1963, au cours des dix premiers mois de 1964. La
hausse des salaires, elle aussi ralentie, est encore importante: le
rythme annuel serait tombé de près de 9% en 1963 à un peu moins de
7% en 1964. L'impasse a pratiquement disparu dès cette année. La
balance commerciale s'est améliorée et les chiffres d'octobre et de
novembre - pourcentage de couverture des importations par les
exportations supérieur à 90% - marquent une reprise des
exportations. Un pourcentage de couverture de 95%, étant donné le
mode de calcul, équivaut à un excédent.
La thèse officielle paraît être que
l'actuelle stabilité est précaire, que les Français, accoutumés à
une longue période d'inflation, n'ont pas encore perdu leurs
mauvaises habitudes et que la prudence s'impose. On souscrirait
plus volontiers à cette thèse si la logique de l'action
gouvernementale apparaissait toujours clairement.
L'économie française est désormais ouverte
sur le dehors. Les droits d'entrée ne sont plus tels qu'ils
protègent nos producteurs de la concurrence, au moins de celle de
nos partenaires du Marché commun. Quel est le sens du blocage des
prix, d'une règle à laquelle il a fallu faire de multiples
exceptions et qui risque aujourd'hui de freiner les baisses aussi
bien que les hausses? Une stabilité d'ensemble exige des
fluctuations de sens contraire des différents prix. Toutes les
expériences de blocage, dans notre pays et au dehors, ont
finalement réservé des mécomptes. Ou bien le blocage était inutile
parce que les conditions de l'équilibre étaient remplies; ou bien
les hausses, artificiellement retardées, n'en étaient que plus
soudaines et plus brutales le jour où la réglementation, contraire
à la nature même de notre régime économique, était levée.
Dans le cas présent, on n'ignore pas qu'il
subsiste, ici ou là, des prix ou des tarifs dont la hausse devra
intervenir un jour ou l'autre. Il a été dit que le blocage serait
supprimé le jour où la liberté ne signifierait plus hausse. Mais
comment savoir si la liberté implique la hausse aussi longtemps
qu'il n'y a pas de liberté? Si vraiment celle-ci implique la
hausse, la preuve serait faite que le déséquilibre entre demande
globale et offre subsiste. Si ce déséquilibre subsiste, le blocage
diffère seulement l'échéance. Ou bien devrons-nous admettre que les
prix libres augmentent nécessairement par l'opération du
Saint-Esprit ou par la perversité des producteurs ou
commerçants?
Une autre raison d'inquiétude tient à la
faiblesse relative des investissements industriels, imputable pour
l'essentiel à la réduction des marges d'autofinancement. Beaucoup
d'entreprises ne peuvent s'endetter davantage. La reprise des
investissements exige l'élargissement des marges
bénéficiaires.
Or il n'est pas démontré que la politique
actuelle de stabilisation suffise à rétablir ces marges, amenuisées
au cours des dernières années. Les mesures restrictives étaient
certainement indispensables en septembre 1963, alors qu'une
inflation accélérée était à craindre. Mais l'expérience, en France
et au dehors, montre assez que les rémunérations nationales ne
dépendent pas seulement de la conjoncture économique. La hausse des
salaires, inférieure en 1964 à ce qu'elle avait été en 1963, a été
encore excessive par rapport à l'objectif, c'est-à-dire
l'amélioration de la rentabilité des entreprises. Aux États-Unis,
en Grande-Bretagne, il est arrivé que durant les phases de
stabilisation ou de légère récession, les salaires continuent à
monter à la même allure que durant les phases d'expansion. Je ne
pense pas que l'économie française en soit déjà à ce point. Mais il
serait dangereux de compter sur les seules mesures restrictives -
rigueur budgétaire et encadrement du crédit - pour rétablir les
marges d'autofinancement.
Des secteurs de pénurie partielle
subsistent dans l'agriculture (viande), dans l'industrie (bâtiment)
et de toute évidence en fait de logements. Ces hausses partielles
n'impliquent pas une hausse générale à condition qu'elles ne soient
pas faussement interprétées et qu'elles ne s'insèrent pas dans une
conjoncture globale d'inflation. Mais deux des prix qui doivent
normalement monter, ceux de la viande et ceux du logement,
revêtent, dans la psychologie collective, une signification
particulière.
Les partisans de la prudence ne manquent
donc pas d'arguments, ceux qui craignent la récession en ont
également. L'observateur a la ressource de ne pas conclure: le
gouvernement est bien obligé de le faire. Il a raison, à mes yeux,
de ne pas choisir la relance qui serait prématurée. Il a tort de
s'accrocher à des pratiques artificielles et de retarder des
échéances qui ne seront pas moins graves dans six mois
qu'aujourd'hui.
En tout cas, deux problèmes sérieux
continuent à se poser: depuis 1958 la construction n'a pas
progressé au même rythme que l'économie, alors qu'étant donné les
besoins elle aurait dû progresser plus vite. De 1958 à 1963,
l'expansion a été satisfaisante mais la hausse des prix a supprimé
la marge de manœuvre que nous assurait la dévaluation de
1959.
Le secret du financement non inflationniste
des investissements reste à découvrir.