Les illusions perdues ou… Le drame du
président
Midi libre
28 juin 1977
Valéry Giscard d'Estaing inaugura sa
présidence au son du "Chant du départ". Jeune, brillant, portant
bien des cœurs avec lui, élu sans l'appui d'un appareil de parti,
il promettait au pays une cure de rajeunissement. Il se situait à
la gauche de sa majorité, comme pour tendre la main aux modérés de
l'opposition. Droit de vote à dix-huit ans, loi sur la
contraception, ces réformes consacraient les mœurs. Le mot d'ordre
de décrispation symbolisait aussi la modernisation: les sociétés
libérales avancées, telles qu'il les conçoit, ne se divisent pas en
deux camps, chacun replié sur lui-même, refusant le dialogue.
Outre-Manche, le chef de l'opposition remplit une fonction
officielle et converse régulièrement avec le Premier
ministre.
Le "Chant du départ" ne jette plus une note
d'allégresse dans les débats de forum. François Mitterrand
s'exprime en détenteur du pouvoir, comme s'il avait déjà remporté
les élections de 1978. Jacques Chirac, maire de Paris, ne reconnaît
plus en fait la primauté du président de la République, bien que
cette primauté appartient à la doctrine gaulliste. Valéry Giscard
d'Estaing découvre une vieille vérité: l'ascension au sommet ne
couronne pas une carrière, elle ouvre le temps de l'épreuve.
Deux erreurs ou peut-être la contradiction
entre les objectifs du président et la situation historique
expliquent le déchirement de la majorité, l'abaissement de la
présidence, l'optimisme excessif de l'opposition.
En 1974, au moment de l'élection
présidentielle, l'inflation sévissait mais la dépression,
inévitable à court terme, n'était pas encore ressentie. Or les
économistes savaient que le quart de siècle d'expansion accélérée
se terminait et que les années à venir, de cinq à six ans,
réserveraient aux peuples des déceptions et aux gouvernants des
défis.
Hausse des prix des hydrocarbures,
revendications du tiers monde, redéploiement de l'appareil de
production, imposé à la fois par la concurrence mondiale et par la
modification du rapport des prix, les Français ne connaissaient pas
et en tout cas, ne comprenaient pas ces faits et les conséquences.
Valéry Giscard d'Estaing, arrivé à l'Élysée, n'était pas plus
d'humeur à parler le langage austère que les Français à l'entendre.
La relance de 1975 provoqua une reprise d'activité mais aussi
d'inflation. À l'automne 1976, il fallait appliquer, une fois de
plus, un plan de lutte contre l'inflation: le calendrier de la
politique économique ne s'accorde pas avec le calendrier électoral.
Qui peut gagner des élections en une phase de déflation?
Trois ans après les tentatives de
décrispation, Giscard d'Estaing garde le mérite d'avoir tenté mais
non d'avoir réussi. A-t-il espéré que le style des relations entre
les deux blocs se transformerait sur le modèle britannique ou
scandinave? Ou, faute d'espérer, a-t-il du moins rejeté sur ses
adversaires la responsabilité de l'affrontement?
Les deux impérialismes
Exclus du pouvoir depuis 1958, les partis
de gauche aperçoivent la chance prochaine de la victoire. Ils
resteront ensemble pour la bataille de 1978 et même les radicaux de
gauche ne songent pas à décoller du peloton de pointe. Mais, en
dehors de cette raison, évidente à tous, une autre, longtemps
ignorée, pèse lourd sur l'avenir du pays. À rebours des partis
sociaux-démocrates de l'Europe occidentale, le parti socialiste de
François Mitterrand s'est de nouveau rallié à la vulgate
marxiste.
Certes, le Président de la République et le
premier secrétaire du parti socialiste se réclament l'un et l'autre
de la social-démocratie suédoise. Quand François Mitterrand, au
terme de l'entretien avec Olaf Palme, invoquait le modèle suédois
en y ajoutant les nationalisations, il témoignait d'une étonnante
ignorance. En effet, les sociaux-démocrates de Suède, soucieux de
la productivité, n'ont pas voulu nationaliser les grands groupes
industriels transnationaux du pays - groupes dominés par une
douzaine de familles. Puisque le parti socialiste français emprunte
aux léninistes le concept de "capitalisme des monopoles" et se
donne pour objet la nationalisation immédiate de ces
pseudo-monopoles, il diffère, sur un point essentiel, du modèle
suédois. Quant à la redistribution des revenus par la voie fiscale,
ni la majorité, ni l'opposition n'imposeraient aux Français des
impôts comparables à ceux des Suédois.
La minorité du parti socialiste, le
C.E.R.E.S., dans ses brochures, professe une doctrine d'un marxisme
très proche du léninisme de 1917. La majorité du parti socialiste,
moins radicale au fond, use elle aussi d'un vocabulaire largement
emprunté au léninisme. Tous les socialistes s'expriment comme si
les États-Unis représentent l'impérialisme par excellence. Ils
ignorent désormais l'impérialisme soviétique, le joug imposé à
l'Europe de l'Est. Ils voient peu à peu le monde comme les
communistes de Paris continuent de le voir, en dépit des déviations
sur tel ou tel article du dogme.
Le combat des chefs
La crispation ne résulte pas d'un
malentendu, de mauvaises habitudes, elle reflète un conflit qui
touche à l'essentiel. En 1936, Léon Blum s'efforça de gérer la
société capitaliste, il accomplit des réformes qui ne
bouleversaient pas le mode de fonctionnement du régime. Socialistes
et communistes affirment à l'envi qu'ils prennent le pouvoir pour
bâtir le socialisme. Ils ne professent pas la même idée du
socialisme final, mais les projets communs leur permettent un bout
de chemin ensemble, pour les élections et la première phase d'un
éventuel gouvernement de gauche en 1978.
La France est entrée dans une guerre de
religions ou, si l'on préfère d'idéologies. Elle ne ressemble pas à
l'image du pays que peignait Valéry Giscard d'Estaing dans sa
brochure "Démocratie française". Du même coup s'explique, en dehors
des querelles de personnes, l'impossibilité de trouver un chef de
la majorité. Le président de tous les Français ne peut devenir un
chef de combat sans se condamner lui-même à la démission dans
l'hypothèse d'une victoire de la gauche. Le Premier ministre, qui
doit son autorité au seul président, ne peut imposer son autorité
au R.P.R. parce que les candidats ne comptent guère sur son
investiture pour être réélus. Quant à Jacques Chirac, il demeure
inacceptable aux giscardiens.
À défaut de chef, les partis de la majorité
vont conclure un pacte électoral. L'opposition d'ailleurs n'a pas
davantage de chef: la querelle entre le P.S. et le P.C. sur
l'actualisation du programme commun en témoigne. Pourquoi
méconnaître que la Constitution de 1958 n'exclut pas un régime
parlementaire dans lequel les partis représentent les acteurs
principaux.