Superstition de l'Histoire
Liberté de l'Esprit
février 1953
On reproche parfois aux contemporains de
condamner trop sévèrement les cruautés qui accompagnent le
déchaînement des révolutions et l'édification des empires. Les
hommes du XXe siècle ne méritent certes pas ce reproche. Acteurs et
observateurs s'ingénient à prévenir le jugement de la postérité.
Combien attendaient la fin de la guerre pour savoir si Hitler
serait Dieu ou démon? Combien d'écrivains ont été convertis par la
bataille de Stalingrad et ont désormais reconnu, dans un petit
despote asiatique, le chef du prolétariat mondial? L'homme de la
rue imite l'intellectuel et, à son tour, il substitue au jugement
moral le jugement historique.
Il serait naïf de s'indigner. Après tout,
les historiens ont toujours manifesté l'indulgence dont on fait,
ici et là, grief aux hommes dans l'histoire. On ne saurait
enseigner, dans les écoles, la grandeur de Pierre le Grand et
reprocher à l'élève d'appliquer la leçon au présent: les moyens les
plus rudes sont transfigurés par l'œuvre accomplie. Les événements
eux-mêmes ont été un maître plus persuasif encore. Les grandes
tueries, fussent-elles conformes aux lois de la guerre, ne laissent
pas intact le respect de la personne. Les régimes se succèdent,
avec les mouvements alternés des armées, chacun amène au pouvoir de
nouveaux profiteurs et jette en prison les tenants du passé. Tous
ensemble contribuent davantage à la diffusion de l'opportunisme ou
du cynisme que le philosophe, imperturbable au milieu des ruines,
qui proclame la rationalité du réel.
Si intelligible qu'elle soit, une telle
attitude n'en serait pas moins chargée de périls pour les fragiles
acquêts de la civilisation, le jour où elle se serait généralisée.
Se mettant par la pensée à la place de leurs arrière-neveux,
affectant la sérénité des habitants de quelque planète lointaine,
les hommes regarderaient avec indifférence le massacre des
Innocents ou la mort lente de concentrationnaires. On ne reproche
leurs victimes qu'aux Césars vaincus, disait déjà Hitler.
Laissons cette antinomie du jugement
historique et du jugement moral, liée à la condition historique de
l'homme. Admettons que les bâtisseurs de pyramides n'aient plus
désormais à attendre de la postérité une admiration que leurs
contemporains ne leur marchandent pas. Pourquoi les mêmes hommes
sont-ils tour à tour impitoyables et insensibles? Pourquoi un nègre
lynché aux États-Unis pèse-t-il aussi lourd dans la balance que
cent mille concentrationnaires? Pourquoi un refus de visa aux
États-Unis indigne-t-il soudain celui qui conserve une certaine
sympathie pour l'Union Soviétique, en dépit du rideau de fer?
Pourquoi le principe "deux poids, deux mesures" est-il pour ainsi
dire le principe suprême de l'
intelligentsia
française de gauche, qu'elle soit rouge ou rose?Phénomène banal, dira-t-on: le fanatique -
et, en notre siècle, c'est la politique qui suscite le fanatisme -
brûle de tuer son adversaire et parfois - plus rarement - de donner
sa vie pour le triomphe de sa Cause. Qu'importe le prix du
triomphe, si le but est sublime? Les modérés éprouvent quelques
scrupules, ils ne rejoignent pas l'avant-garde du prolétariat ou
les troupes d'assaut, ils ne se plient pas à une discipline qui
leur répugne, ils déplorent que tant de sang doive couler (mais,
après tout, l'humanité a-t-elle jamais été avare de sang?).
L'indifférence aux moyens et au coût se retrouve à droite et à
gauche, et aussi cette solidarité honteuse entre démocrates de
tendance socialiste et Staliniens, entre conservateurs et
Hitlériens. Jusqu'au bout, les démocrates, à gauche, et les
conservateurs, à droite, s'imaginent que les extrémistes,
Staliniens et Hitlériens, se singularisent par leur seule technique
d'action: "ils" passeront la main, une fois la crise surmontée.
Quand les brutes à chemise brune auront liquidé le régime de Weimar
et rendu à l'Allemagne son indépendance militaire, le temps du
Herrenclub
reviendra. Quand Staline aura détruit le capitalisme et édifié une
grande industrie, les socialistes, sensibles à la civilisation,
fidèles aux valeurs libérales, auront leur tour.L'événement a dissipé tragiquement les
illusions des conservateurs allemands. Les plus grands noms de
l'aristocratie prussienne figurent parmi ceux des conjurés du 20
juillet. Les Moltke et les Bismarck rejoignirent en prison les
chefs désignés de la social-démocratie et périrent avec eux sur les
mêmes gibets. Quelle qu'ait été l'issue de la guerre mondiale, les
survivants des anciennes classes dirigeantes, les premiers alliés
de Hitler, n'avaient rien à espérer en tant que groupe historique.
Individuellement, ils auraient pu faire carrière d'officiers ou de
fonctionnaires, dans l'Empire nazi. L'armée avait besoin de
spécialistes; l'État impérial, de gauleiters ou d'ambassadeurs,
chargés de gouverner ou de protéger les pays conquis ou alliés;
l'administration, d'experts innombrables. La structure des
pouvoirs, l'idéologie régnante, le style populaire du régime
n'auraient plus rien eu de commun avec l'univers spirituel en même
temps que social et politique, dont les conservateurs souhaitaient
la durée ou la rénovation. En profondeur, la République de Weimar
différait moins de leur univers que le IIIe Reich.
Ne commettent-ils pas la même méprise
fatale, les professeurs en Sorbonne, les écrivains de
Saint-Germain-des-Prés, les agrégés et les instituteurs qui signent
régulièrement les pétitions contre le réarmement de l'Allemagne
(celle de l'Ouest, bien entendu), pour la Conférence des Cinq, qui
vont à Breslau ou à Vienne défendre la paix, qui ne sont pas
communistes, mais…? Ils détestent les États-Unis qui acclament
certains et ne menacent aucun d'entre eux. Et pourtant, l'Union
Soviétique victorieuse ne leur laisserait pas le loisir de se
livrer à leur exercice favori: se dresser, au nom de la conscience,
contre le train des choses humaines.
On est parfois tenté de rendre la méprise
intelligible en rappelant l'équivoque banale des moyens et des
faits. Le conservateur se plaît à croire que le nazi vise le même
objectif que lui. Il ne saurait, il est vrai, approuver les moyens
employés par ce dernier, bien qu'il incline à les estimer
efficaces. De même, le démocrate de gauche est choqué par certaines
modalités de la technique d'action stalinienne, les procès de
Moscou, Budapest, Prague et autres lieux le troublent,
l'orthodoxie, en matière d'art ou de génétique, lui déplaît. Il
continue de croire que les communistes visent le même but que lui:
l'horreur que lui inspirent le fanatisme de parti et le despotisme
de l'État stalinien ne va pas sans une secrète attirance. Négation
de toutes les valeurs qui furent celles de la gauche européenne, la
méthode du communisme n'est-elle pas seule capable de les accomplir
quelque jour, parce que seule efficace?
L'erreur consiste évidemment à méconnaître
la solidarité réelle entre les moyens et la fin. Le régime édifié
par Staline ressemble plus à l'organisation du parti qu'à
l'idéologie du prophète. Entre ceux qui veulent socialiser les
moyens de production sans supprimer les parlements et la diversité
des groupes et ceux qui, sous prétexte de hâter cette même
socialisation, veulent s'assurer la toute-puissance du parti
révolutionnaire, la communauté du but semble, à l'avance,
l'emporter sur l'antinomie des moyens. L'expérience enseigne le
contraire. Les uns appartiennent à la tradition démocratique de
l'Occident, les autres reconstituent l'État absolu qui confond
hiérarchie bureaucratique et hiérarchie sociale, qui peut-être même
revient au lointain passé de l'État païen et du César
divinisé.
Trente-cinq ans après la Révolution, on
s'en tiendrait malaisément à la formule banale des moyens odieux en
vue d'un but sublime. Parti unique, suppression des libertés
personnelles et de la sécurité personnelle, recherche
obsessionnelle des suspects, ce qui aurait pu passer d'abord pour
l'accompagnement déplorable mais peut-être inévitable de la phase
terroriste, s'est cristallisé en institutions. Comment l'État
soviétique, qui met au pas les syndicats et interdit les grèves,
pourrait-il être le moyen de la libération du prolétariat? Comment
une religion officielle serait-elle le moyen de la libération de
l'esprit?
Pour rendre quelque vraisemblance à
l'argument, un autre vocabulaire s'impose. Il faut remettre les
événements dans la durée, se donner en imagination un avenir
indéfini, en un mot il faut invoquer la dernière idole de notre
siècle sans foi, l'Histoire. C'est elle qui exalte les vainqueurs
et accable les vaincus, c'est elle qui nous interdit de dire non à
Staline et oui au monde occidental, elle qui ne nous permet plus
jamais ni de condamner ni d'approuver, elle dont nous ne parvenons
pas à percer le mystère et qui pourtant pèse sur nos destins
précaires et se joue de nos velléités impuissantes.
Nous vivons une époque de catastrophes.
Après la deuxième guerre mondiale, il n'était pas besoin de lire
Spengler ou Toynbee pour reconnaître que l'ordre ancien, aussi bien
à l'intérieur des États que dans les relations internationales,
était partout ébranlé, voire même en Europe et en Asie, détruit
sans espoir de restauration. Nul ne saurait prévoir quelle Chine
surgira de la révolution communiste, aboutissement au moins
provisoire d'un demi-siècle de bouleversements. La civilisation
industrielle venue d'Europe et d'Amérique achève d'abattre la
structure traditionnelle des sociétés d'Asie et peut-être
emportera-t-elle à la longue certaines croyances séculaires. Le
Vieux Continent, partagé entre un Empire animé par une foi
conquérante et des nations affaiblies, accrochées à des formes
désuètes et à des régimes impuissants, cherche vainement à refaire
l'unité perdue. La crise est à ce point multiple, profonde,
inextricable que la connaissance authentique de l'histoire en cours
ne saurait aboutir qu'à une leçon de modestie. Il faut beaucoup
d'ignorance et beaucoup de présomption pour prétendre à fixer le
sens de la totalité ou à déterminer la fin de l'aventure.
L'Histoire, qu'on invoque pour justifier
l'adhésion à un parti et la démission du jugement moral, n'a pas
grand-chose de commun avec la connaissance positive et critique du
passé qui, elle, nous incite à remettre en question nos préjugés et
à reconnaître les autres. L'Histoire, mise au service des passions
politiques, est orientée dans une certaine direction, les
événements et les hommes sont louables ou blâmables selon qu'ils
retardent ou accélèrent un mouvement, que l'on postule inévitable
et bienfaisant, selon qu'ils se situent dans le courant ou, au
contraire, à contre-courant. Ils sont baptisés réactionnaires ou
contre-révolutionnaires et, par là même, disqualifiés s'ils se
dressent contre l'Histoire, c'est-à-dire contre la vocation de
l'humanité elle-même.
Par millénarisme, on désigne une certaine
vision de l'histoire, la croyance que l'avenir assurera l'avènement
d'une société, sinon parfaite, du moins radicalement autre que les
sociétés connues. La formule marxiste - la révolution de la classe
ouvrière marquera la fin de la Préhistoire, le saut du règne de la
nécessité à celui de la liberté - est en ce sens caractéristique de
la pensée millénariste. Le mot lui-même rappelle les origines
chrétiennes de cette foi. Les millénaristes attendaient le retour
du Christ sur la terre et un empire de justice qui durerait mille
ans. Convertis au matérialisme, les millénaristes d'aujourd'hui
prêtent à l'homme seul la capacité de bâtir la cité juste, à
condition qu'il sache dégager et utiliser les lois du développement
social.
La droite a tenté de reprendre à la gauche
le millénarisme. Hitler a vaticiné sur l'empire de mille ans et il
a été jusqu'au bout du raisonnement auquel incline le millénarisme
(qu'importe le prix, s'il s'agit d'accomplir une valeur absolue).
Mais le millénarisme de droite n'aura jamais le retentissement du
millénarisme de gauche parce qu'il ne s'appuie pas sur une
philosophie optimiste. Comment pourrait-il même concevoir que la
suite des temps et la succession des États pût aboutir à une
société où seraient résolus tous les conflits de la coexistence
humaine, surmontés tous les obstacles à la liberté et à l'égalité
des personnes?
Idéologie révolutionnaire, le
national-socialisme était lui aussi tourné vers l'avenir, à la
différence du conservatisme qui souscrit à l'autorité de la
tradition et s'efforce de sauver ce qu'ont édifié les siècles,
d'heureuses chances, l'inconsciente sagesse des foules ou le lucide
génie de quelques-uns. Mais, à la longue, il était paralysé par une
essentielle contradiction. On n'éveille pas un espoir infini au nom
d'une doctrine de la race et de la guerre, c'est-à-dire une
doctrine sans espoir. À courte échéance, en un pays particulier, la
propagande en faveur du grand Reich allemand a pu susciter autant
ou plus d'enthousiasme que la propagande en faveur de la société
sans classes. Le royaume hitlérien de mille ans, réplique à la
société sans classes, elle-même image sécularisée du royaume
millénaire ou de la Fin des Temps, ne marque rien de plus qu'une
étape sur une route qui ne mène nulle part, un chaînon d'une chaîne
sans fin. Pourquoi cet empire durerait-il plus que tant d'autres
qui l'ont précédé? Allemands ou aryens, à la rigueur, y peuvent
adhérer de bon cœur: les autres le rejettent avec horreur ou le
subissent avec résignation. L'Union - universelle - des Républiques
socialistes soviétiques est ouverte à tous les hommes.
La supériorité du millénarisme de gauche
vient aussi d'une liaison, plus ou moins dissimulée, avec la
philosophie du progrès. En rigueur, millénarisme et progressisme
sont contradictoires. Ce dernier ne connaît pas la fin de
l'aventure; il suppose ou il croit que l'avenir vaudra mieux que le
passé. Si l'accumulation du savoir et l'élargissement des moyens
techniques passent pour l'activité essentielle de l'homme,
l'histoire s'organise d'elle-même en une série unique, orientée
vers un terme inaccessible. L'homme saura et pourra de plus en
plus; il ne saura et ne pourra jamais tout, la notion même
d'achèvement ou de stabilité étant incompatible avec la nature de
la science et de l'industrie. Le millénarisme ne se satisfait pas
de cette quête indéfinie, en rigueur presque impensable. (Comment
déterminer le mieux, si l'on ne sait par rapport à quel bien?
Comment affirmer l'avance, si l'on ne sait par rapport à quel but?)
Il fixe au mouvement un terme qui serait à la fois accomplissement
et transfiguration de l'histoire humaine.
Progressisme et millénarisme comportent
chacun des difficultés intrinsèques. La supériorité de l'avenir sur
le passé, évidente en fait de connaissances positives, devient
indémontrable et, en certains cas, absurde s'il s'agit de créations
artistiques ou, plus généralement, des œuvres de l'homme. La fin de
l'Histoire, intelligible en termes théologiques (conversion de
l'humanité, retour du Christ, Jugement dernier), échappe à l'esprit
qui en veut préciser le contenu concret, matériel, saisissable.
Personne n'a jamais cru que le temps cesserait de couler ou les
institutions de se transformer, au-delà de l'événement auquel on
attribue une valeur de rupture. Toujours on découvre un sens subtil
ou symbolique dans lequel l'événement, en lui-même prosaïque,
mérité d'être considéré comme la coupure entre Préhistoire et
Histoire. Par exemple, le progrès social n'impliquera plus de
révolution politique. Dans le royaume millénaire, le progressisme
sera vrai.
Le marxisme, d'une certaine façon,
combinait progressisme et millénarisme. La lutte de classes
constitue l'essence de l'histoire humaine telle qu'elle s'est
déroulée jusqu'à présent. La révolution prolétarienne, qui mettra
fin à cette lutte, représente une coupure dans la suite des
événements humains. Mais cette dignité éminente est reconnue à la
révolution prolétarienne parce que celle-ci ne sera pas une
révolution comme les autres: elle sera faite non par une minorité
pour une minorité, mais par l'immense majorité au profit de tous.
Le développement même du capitalisme augmentera le nombre des
victimes et réduira celui des privilégiés. L'exploitation ne sera
plus nécessaire parce que la richesse collective permettra une
répartition équitable. (
Autrement
, écrivait Marx dans sa jeunesse,
la sale cuisine recommencera
.) Le développement des forces collectives apparaît donc, dans
cette perspective, comme la condition indispensable, et à
l'expansion du prolétariat, et à la volonté révolutionnaire des
masses, et à la réalisation du socialisme.Le fait de la Révolution russe a fait
éclater cette synthèse: la Révolution - espoir eschatologique - ne
se produit pas après que le progrès des forces productives est
arrivé à son terme. Elle se produit avant que le capitalisme ait
rempli sa fonction historique. Le régime sorti de la Révolution,
quels qu'en soient les mérites et les démérites, ne présente aucun
trait qui le mette en dehors de l'expérience humaine. Ni
l'inégalité des conditions n'a été supprimée, ni l'État ne fait
mine de dépérir.
À quoi le millénarisme va-t-il se
raccrocher? À l'intérieur de la Russie, on renvoie, au-delà de
l'achèvement des plans quinquennaux, les bienfaits qu'annonçait la
doctrine. Au dehors, on continue de présenter la Révolution,
c'est-à-dire en fait la prise du pouvoir par les partis
communistes, comme le moment décisif, le saut du règne de la
nécessité à celui de la liberté. En d'autres termes, en Union
soviétique, on revient au progressisme puisque la rupture est déjà
intervenue. Ailleurs, on continue de mettre l'accent sur la
rupture, écrasement de l'ennemi capitaliste et triomphe du parti,
confondu par délégation mystique avec le prolétariat.
Intellectuellement, les deux
interprétations sont également faibles. Que le développement des
forces productives, équivalent marxiste du progrès économique,
amène peu à peu, en Union soviétique, une élévation du niveau de
vie, une réduction des inégalités, on peut l'admettre. Mais il n'en
va pas autrement dans les régimes capitalistes. Dans l'un et
l'autre cas, on constate du mieux - la richesse collective
augmente, le minimum accordé à chacun s'élève, etc.; on ne constate
ni changement radical ni réconciliation finale des hommes entre eux
ou avec la nature. Et, d'autre part, prêter à la prise du pouvoir
par le parti communiste une signification unique; y voir la forme
probable de la Fin des Temps, ou simplement la qualifier fin de la
Préhistoire ne va pas sans mettre à rude épreuve l'esprit critique
d'un intellectuel, même porté à la foi.
La représentation de l'Histoire, qui
demeure à la mode, vient du marxisme, mais elle est singulièrement
éloignée de la synthèse marxiste telle qu'elle se présentait dans
les œuvres de Marx lui-même. La gauche s'accroche aux deux idées
essentielles que le cours de l'Histoire est orienté et que
l'ensemble a une signification. Mais, à partir de ces thèmes
communs, les uns adhèrent avant tout à la Révolution réelle et au
parti (ou bien aux partis) qui en est (ou en sont) à travers le
monde le (ou les) représentants: ce sont les staliniens. Les
autres, déçus par certains aspects du régime soviétique, se
refusent à reconnaître en lui l'image de leur rêve. Mais, fidèles
aux grandes lignes de la philosophie marxiste, convaincus de trahir
s'ils se trouvent dans un camp opposé à celui du prolétariat, ils
demeurent sur le seuil, oscillant entre la nostalgie d'une
Révolution qui serait pure et la résignation à une coopération
partielle avec le stalinisme.
Les uns et les autres inclinent parfois
vers une troisième version de l'Histoire. Celle-ci ne serait ni la
voie sanglante vers le Royaume de Dieu, ni le cheminement indéfini
d'une humanité sans but. Elle serait puissance impitoyable et
peut-être cruelle. À quoi bon s'opposer à la vague de l'avenir?
disaient les hitlériens hier, disent les staliniens aujourd'hui. On
s'est soumis aux décrets de l'Histoire parce qu'on faisait
confiance à l'avenir et qu'on en attendait l'accomplissement de la
vocation humaine. Quand la foi en la Providence s'est éteinte, il
reste la résignation au Destin.
La superstition de l'Histoire survit à la
faillite de l'espérance.