L'interpellation de M. Giscard d'Estaing
Le Figaro
7 février 1968
Les trois articles de M. Giscard d'Estaing,
publiés par notre confrère
Le Monde
, équivalent à une interpellation de l'ancien ministre des
Finances. Interpellation de qualité, qui devrait, quelque jour,
entraîner un débat parlementaire de grand style. Le chef des
républicains indépendants, homme politique, ne raisonne pas en
spectateur pur ou en conseiller du prince. Il a exercé les pouvoirs
du prince hier, il les exercera demain. Il aurait souhaité ne pas
laisser à un autre les charges ou les mérites de la relance, après
avoir assumé la responsabilité du plan de stabilisation. Mais rien
n'interdit au commentateur qui se veut non engagé de s'en tenir à
l'argumentation proprement économique, sans s'interroger ni sur la
gestion 1963-65 ni sur la gestion possible 1965-68, que M. Giscard
d'Estaing nous invite discrètement à concevoir, en critiquant celle
de M. Michel Debré.Les faits que M. Giscard d'Estaing choisit
pour point de départ de ce qu'il appelle le
constat
ne prêtent pas au doute: l'expansion, qui avait repris à l'automne
de 1965, s'est poursuivie jusqu'à l'automne 1966: à partir de
novembre 1966, la production industrielle a plafonné pendant un an
environ. Une lente reprise s'esquisse depuis deux ou trois mois,
mais avec une impasse accrue et une hausse des prix plus rapide. Le
budget provisionnel de 1967 estimait à 5,3% la croissance du
produit intérieur brut (P.I.B.), cette prévision fut révisée en
baisse (4,7%) au mois de mai, puis au mois d'octobre (4,2%). La
réalisation demeurera probablement inférieure même à la prévision
la plus faible. Stagnation imputable essentiellement à la
production industrielle, qui a oscillé pendant une année autour du
même niveau, agriculture et services assurant seuls la
croissance.D'une certaine manière, mais je me demande
si M. Giscard d'Estaing souscrirait à cette lecture, ce rappel des
faits tend à décharger celui qui l'a remplacé rue de Rivoli. Tout
ministre des Finances doit faire confiance à ses services, en
particulier au service de la comptabilité nationale. Les prévisions
de l'automne 1966 interdisaient au ministre les mesures de relance,
puisqu'elles annonçaient la poursuite d'une expansion spontanée ou
endogène. En revanche, au printemps, puis à l'automne de 1967, M.
Michel Debré aurait pu - et probablement dû - suivre les conseils
que lui prodiguaient la plupart des commentateurs et prendre le
risque de mesures de relance. Faut-il imputer la résistance de M.
Debré à des motifs d'ordre intellectuel, "au refus d'accorder à la
politique conjoncturelle l'importance essentielle qu'elle mérite"?
Une telle interprétation prêterait à M. Michel Debré une sorte de
goût pervers de l'impopularité: en effet, l'opinion, intensément
consciente des mouvements de la conjoncture, ignore le plus souvent
ou ne reconnaît qu'avec retard les transformations à long terme des
structures.
De cette méconnaissance de la conjoncture,
M. Giscard d'Estaing donne deux exemples ou deux preuves: l'emprunt
d'État et les effets de la réforme de la Sécurité sociale. Je ne
crois guère à l'influence de l'emprunt public sur les capacités de
financement du secteur privé. En revanche, la réforme de la
Sécurité sociale réduisait les revenus disponibles à un moment où
l'insuffisance de la consommation privée ralentissait la
croissance. La réforme de la S.S. répondait à une nécessité à long
terme.
Les études prospectives montraient que les
transferts atteindraient bientôt un montant insupportable et qu'il
convenait de reporter sur les particuliers une part accrue des
dépenses sociales, aujourd'hui à la charge du budget public ou des
budgets parapublics. Mais M. Michel Debré savait, comme tout le
monde, et reconnaissait volontiers que cette réforme amputait le
pouvoir d'achat des particuliers à un moment où lui-même aurait
souhaité l'accroître.
Dès lors, la vraie question se pose:
pourquoi M. Michel Debré n'a-t-il pas osé prendre des mesures pour
compenser l'effet de la réforme de la S.S., puisque les
contingences politiques imposaient la date de la réforme?
Personnellement j'aperçois trois raisons.
M. Giscard d'Estaing se contente d'une
allusion rapide, à la fin de son troisième article, au problème du
système monétaire international. Or le ministre des Finances du
général de Gaulle n'a guère le droit ou la liberté, me semble-t-il,
de ne pas tenir l'équilibre des comptes extérieurs pour "la
priorité des priorités". Bien entendu, ce choix semble tout aussi
déraisonnable que la décision américaine d'assimiler la
modification du prix de l'or à un désastre national. Mais, qu'on le
veuille ou non, la guerre froide monétaire Paris-Washington a eu
cette conséquence absurde qu'un ministre français des Finances,
contraint de changer de l'or contre des dollars, brocardé par les
journalistes américains, s'exposerait à la censure élyséenne.
Or, et c'est la seconde raison de la
prudence dont a témoigné M. Michel Debré, les exportations ont
progressé moins vite, en 1967, que ne l'espéraient les
prévisionnistes et que ne l'exigeaient les chiffres du Plan. Le
ministre des Finances mettait en cause la récession qui, en
République fédérale, réduisait les achats de notre meilleur client,
mais il savait aussi que nos prix atteignaient un niveau tel qu'ils
pouvaient à brève échéance n'être plus compétitifs.
La situation française commençait de
ressembler à la situation britannique plus qu'à la situation
allemande ou italienne. En République fédérale comme en Italie, une
politique temporaire de restriction intérieure relance puissamment
les exportations. Il n'en va pas de même en France. M. Michel Debré
craignait donc d'aggraver une des causes de la stagnation
industrielle (l'insuffisance des exportations) en agissant sur
l'autre cause (l'insuffisance de la consommation privée). Il le
craignait d'autant plus qu'une réforme de structure, la
généralisation de la T.V.A., dont il approuvait le principe, devait
intervenir à un moment dangereux et provoquer éventuellement des
hausses de prix. Devait-il prendre le risque d'une relance par la
consommation privée avant une expérience de quelques mois de
l'extension de la T.V.A. au commerce? Personnellement, je pense
qu'il aurait dû prendre ce risque, mais le commentateur, à la
différence du ministre, est, par définition, irresponsable.
M. Giscard d'Estaing insiste sur deux
idées, aussi importantes l'une que l'autre. Un écart d'un point ou
deux dans le taux de croissance par rapport aux chiffres du Plan
entraîne de multiples conséquences en ce qui concerne l'emploi,
l'équilibre budgétaire, le progrès social. À cet égard, on lui
donnera entièrement raison, à un moment où la mode intellectuelle
passe d'un extrême à l'autre et où la dénonciation de la société de
consommation succède au fétichisme des taux de croissance. Mais M.
Giscard d'Estaing ajoute qu'en ces matières il n'y a pas de
fatalité. Formule équivoque: les planificateurs ne manquent pas de
moyens d'action, mais un ancien et futur ministre des Finances ne
prend-il pas, à son tour, un risque inutile en suggérant que les
gouvernants ont, dès maintenant, acquis la maîtrise de la
conjoncture? Car, de ce fait même, il se déclare, à l'avance ou
rétrospectivement, responsable de tout écart entre le souhaitable
et le réel, entre les prévisions et les résultats.
Les interpellateurs n'oublieront pas cette
imprudence le jour où l'interpellateur d'aujourd'hui exercera le
pouvoir.