Réponse à Jean-Paul Sartre, suite et fin
Liberté de l'Esprit
juillet 1949
J.-P. Sartre ne se contente pas de cette
rapide incursion sur le terrain de l'économie politique(1). Mon "cynisme
inintelligent" serait la conséquence d'une certaine philosophie de
la société, qu'il résume de la manière suivante: "Quel est donc le
point de vue d'Aron? C'est à peu près le suivant: le seul problème
pour lui, le seul problème social, est le problème de la
répartition des biens, lorsque ces biens sont insuffisants. La
société est telle qu'il y a insuffisance de biens de consommation à
distribuer. En conséquence, pour lui, le problème est d'unir
procédés autoritaires et procédés de propagande - ou mystifications
- pour empêcher les moins favorisés de provoquer les troubles qui,
par eux-mêmes, ne pourraient qu'aboutir au chaos. Autrement dit, le
réalisme, ici, consiste à tenir, à tenir de manière que la société
telle qu'elle est ne soit pas brisée, puisque l'instauration d'un
autre type de société, n'entraînant pas de soi l'abondance, ne
pourrait amener qu'un autre type d'autorité." Voilà comment J.-P.
Sartre se croit en droit de résumer deux ou trois livres de
critique politique. Je tiens à sa disposition un résumé de
L'Être et le Néant
, en dix lignes, dans le même style. Pour corser encore un peu
cette analyse que, pour une fois, il ne met pas entre guillemets,
il retrouve, dans sa mémoire complaisante, une phrase de moi qui,
comme toutes celles qu'il m'attribue, ne serait même pas du niveau
d'un étudiant de sociologie de première année: "Pour moi,
l'émancipation et la culture d'une société sont en raison directe
de sa capacité industrielle." Pour ne pas être en reste de mauvaise
foi, David Rousset (avec lequel je n'avais eu aucune conversation
avant qu'il échange ses profondes pensées avec J.-P. Sartre)
affirme avec une gravité bouffonne: "C'est l'utopie d'Aron de
croire que le développement technique entraîne nécessairement une
émancipation sociale."Je répondrai d'abord par le simple renvoi
au texte que David Rousset veuille bien confronter l'utopie qu'il
m'attribue avec la page 312 du
Grand Schisme
: "Le progrès technique ne résoud de lui-même ni les conflits de
classes ni les conflits de puissance."À en croire J.-P. Sartre, je serais
"romantique" au point d'admettre que "la culture d'une société est
en raison directe de sa capacité industrielle". Que n'a-t-il au
moins ouvert les dernières pages du
Grand Schisme
! Sans perdre beaucoup de temps, il aurait lu: "Le progrès
technique n'entraîne pas de lui-même un progrès moral ou spirituel.
Nul ne connaît les conditions nécessaires aux créations plus hautes
ou à l'harmonie entre les hommes et leur milieu, entre les œuvres
que nous appelons culture." Autrement dit, les deux
"révolutionnaires" me prêtent la naïveté que je rejette
explicitement.On serait tenté d'arrêter ici le dialogue
et de renvoyer mes contradicteurs aux règles de l'honnête
discussion. Mais puisqu'ils m'en offrent l'occasion, pourquoi ne
pas étudier les rapports réels entre progrès technique et
émancipation sociale? Peut-être parviendrons-nous ainsi à
comprendre pourquoi Sartre discute avec autant de passion mes
prétendues illusions sur le progrès technique.
Je n'emploie pas, pour mon compte,
l'expression "émancipation sociale" parce que j'en ignore le sens
ou plutôt parce qu'elle est susceptible d'en avoir plusieurs. Je
distinguerai le niveau de vie de la classe ouvrière, la puissance
et l'autonomie des organisations représentatives de la classe
ouvrière (en particulier des syndicats), la participation de la
classe ouvrière au pouvoir politique, l'intégration, matérielle et
morale, des ouvriers à la société.
En première approximation, on peut dire que
le niveau de vie de la classe ouvrière est proportionnel à la
productivité du travail. Si les salaires de l'ouvrier américain
sont trois ou quatre fois supérieurs à ceux de l'ouvrier français,
la faute n'en est ni à l'égoïsme bourgeois, ni à l'avidité
patronale, ni à la trahison social-démocrate, ni à la faiblesse
syndicale, mais au rendement plus faible du travail français. Dès
lors, il apparaît clairement que l'élévation du niveau de vie des
masses, à long terme, a pour condition le progrès technique et non
l'action revendicative des syndicats, encore que cette élévation
s'opère effectivement "au travers de mouvements politiques et
sociaux".
Cette constatation de fait ne condamne
nullement l'action revendicative. La proportionnalité des salaires
à la productivité est vraie en gros, elle est évidente, lorsque
l'on compare la situation des salariés américains et celle des
salariés français, ou encore celle des salariés français au début
du XIXe siècle et celle des mêmes salariés au début du XXe siècle.
Mais un retard d'adaptation, à peine visible sur une courbe
séculaire, peut entraîner pour des milliers d'hommes des
souffrances ou des privations non nécessaires. Il y a plus. Étant
donné une certaine productivité du travail, diverses modalités de
répartition du revenu national sont possibles. La lutte des non
privilégiés pour une répartition équitable du revenu national est
susceptible d'atteindre certains résultats, bien que dans des
limites fixées par la richesse globale de la société, elle-même
fonction de la productivité du travail.
Quel est l'effet du développement des
forces productives (pour employer l'expression marxiste) ou de
l'accroissement de la productivité(2) sur la répartition
du revenu national? La discussion, sur ce point, est loin d'être
close. Il semble que la tendance (qui n'exclut ni les exceptions ni
les régressions temporaires) soit exactement contraire à celle
qu'anticipaient les philosophies catastrophiques: la distribution
des revenus, dans les sociétés démocratiques bourgeoises, est moins
inégalitaire qu'elle ne l'était il y a un siècle. Le fait est
incontestable pour les sociétés anglo-saxonnes et scandinaves. Il
se peut qu'il n'en aille pas de même dans d'autres. De toute
manière, cette tendance à l'égalité se réalise de diverses
manières: action de la fiscalité, décisive aux États-Unis et en
Grande-Bretagne, rétrécissement de l'éventail des salaires,
amputation des revenus du capital, etc. Dans le sens contraire
agirait parfois la concentration des entreprises et,
éventuellement, des fortunes.
Le développement des syndicats ouvriers
n'est pas davantage "proportionnel à la capacité industrielle". Les
syndicats étaient déjà puissants en Allemagne, à la fin du siècle
dernier, alors que le nombre des syndiqués était encore faible aux
États-Unis à la veille de la guerre de 1914. aujourd'hui, après
deux guerres et le "new deal", le nombre des syndiqués ne dépasse
guère 15 millions aux États-Unis, c'est-à-dire le quart environ du
nombre total de salariés. De multiples circonstances contribuent à
freiner ou à accélérer le mouvement syndical.
En gros, il n'y en a pas moins une certaine
relation entre "capacité industrielle" (il vaudrait mieux dire
progrès économique) et "émancipation sociale" (au sens
d'organisation syndicale). Que l'on compare la situation de la
classe ouvrière, en Europe Occidentale, au début du XIXe siècle, et
la situation de cette même classe, au milieu du XXe siècle, on ne
peut pas ne pas être frappé par l'extraordinaire changement
intervenu. Il y a un siècle et demi, dans aucun pays, même parmi
ceux qui jouissaient d'un régime constitutionnel, la classe
ouvrière n'était organisée. Avant 1939, dans aucun ou presque des
pays peu industrialisés, que ce soit à l'est de l'Europe, dans le
Proche-Orient ou en Extrême-Orient, n'existait un mouvement
syndical, autonome, reconnu par l'État, sans lui être inféodé.
Parmi les pays situés aujourd'hui de l'autre côté du rideau de fer,
deux seulement, la Finlande et la Tchécoslovaquie, avaient un
important syndicalisme ouvrier. Or ils étaient les plus
industrialisés, avec le niveau de vie les plus élevé. Le gonflement
des effectifs ouvriers, le suffrage universel, l'élévation du
niveau de vie ont manifestement favorisé, depuis un siècle et demi,
le mouvement syndical à l'intérieur du monde occidental.
Au fur et à mesure qu'il progresse, le
mouvement syndical se trouve aux prises avec une contradiction
fondamentale: la puissance devient de plus en plus difficile à
concilier avec l'autonomie. Les syndicats ont été avant tout, dans
le passé, des organes de revendication. Par leur succès même, ils
sont obligés d'élargir leur horizon. Ils obtenaient et ils
obtiennent encore des avantages pour leurs membres. Du coup, les
dirigeants avaient l'impression que la combattivité ouvrière
arrachait à "l'égoïsme patronal" l'amélioration des salaires et des
conditions de travail. Psychologiquement, cette description était
souvent exacte. Mais les revenus supplémentaires attribués aux
salariés supposaient une redistribution du revenu national
(possible dans les limites assez étroites) ou un accroissement de
la richesse générale. Autrement dit, c'est le progrès économique
qui permettait le succès des revendications ouvrières.
Les syndicats ouvriers pouvaient ignorer,
au siècle dernier, les conditions de leur lutte victorieuse. En
général, les ouvriers recevaient moins que leur part du revenu
national et le progrès économique était continu. Ils inclinaient à
admettre que leurs revendications étaient toujours matériellement
possibles et que les obstacles à surmonter étaient d'ordre
politique. Au XXe siècle, il n'en va plus de même. Quand les
syndicats groupent des millions de salariés, ils sont souvent en
mesure d'imposer leurs revendications. Mais qu'est-ce qui leur
garantit que les augmentations de salaires qu'on leur concèdera se
traduiront par le relèvement de leur pouvoir d'achat réel? Si l'on
veut élever le niveau de vie de l'ensemble des salariés, il faut
que la richesse générale augmente, c'est-à-dire que la productivité
du travail augmente.
L'exemple le plus frappant est celui des
syndicats britanniques. Le gouvernement travailliste, qui s'appuie
sur eux, est sincèrement désireux de leur donner satisfaction. Il a
poussé une fiscalité démocratique jusqu'au point extrême,
compatible avec une économie encore partiellement privée. Le
système des subventions joue au profit des plus défavorisés. En
dépit de la guerre, le niveau de vie des salariés s'est légèrement
relevé depuis dix ans. Mais on arrive au bout. Il n'y a plus guère
d'amélioration concevable du sort des salariés sans accroissement
de la productivité. Du coup les syndicats, sans presque en prendre
conscience, changent de fonction. Puisque
leur
parti est au pouvoir, ils ont désormais pour rôle moins de soutenir
des revendications que de convaincre les ouvriers d'accroître leur
effort. On saisit sur le vif le passage des "syndicats de
revendications" aux "syndicats d'encadrements".En Grande-Bretagne, le passage s'opère
pacifiquement, graduellement, sans que les syndicats abdiquent
toute autonomie et deviennent de simples administrations étatiques.
Dans les États totalitaires, le passage s'opère brutalement et la
mise au pas est radicale. Les dirigeants des syndicats fascistes ou
du Front du travail allemand étaient nommés par le pouvoir et non
élus. Les dirigeants des syndicats soviétiques, au moins aux
échelons supérieurs, sont, de la même façon, nommés et non élus.
Nulle part les syndicats puissants ne sont restés entièrement
autonomes, nulle part ils n'ont évité toute compromission avec
l'État.
Nous en arrivons ainsi au troisième sens
possible de la formule "émancipation", la participation au pouvoir
politique. L'histoire contemporaine nous offre deux modalités de
cette participation, que nous appellerons travailliste d'une part,
communiste de l'autre.
Le parti qui exerce le pouvoir, en
Grande-Bretagne, se réclame des masses populaires, il dépend des
syndicats ouvriers qui lui assurent la plus grande partie de ses
ressources financières. Il est vrai que les autres forces sociales,
celle de la propriété, celle de l'église, celle de la finance, ne
sont pas détruites ni mises au pas. Le cadre dans lequel, les
règles selon lesquelles le pouvoir est exercé par le parti
travailliste, dérivent d'une lointaine tradition, que les hommes
nouveaux acceptent. Il en résulte qu'ils ne sont pas libres de tout
faire: ils nationalisent, ils n'exproprient pas, ils appauvrissent
les riches par la fiscalité, ils ne les dépouillent pas d'un coup.
Chacun choisit son vocabulaire: on a le droit de dire que, dans le
régime travailliste, la classe ouvrière n'a pas pris le pouvoir.
Mais serait-elle plus émancipée si elle l'avait pris comme elle l'a
fait en Russie?
À l'intérieur de la démocratie formelle,
disent certains critiques, l'émancipation n'est jamais complète. Le
salariat n'est pas surmonté. Par l'intermédiaire des syndicats ou
des partis, les ouvriers influent sur les décisions de l'État, ils
obtiennent une répartition plus favorable du revenu national. Mais
ils ne sont pas libérés de leur dépendance essentielle à l'égard
des employeurs. Ils continuent d'être aliénés et de ne pas forger
eux-mêmes leur destin. L'exemple de la Russie soviétique et des
démocraties populaires prouve qu'un court-circuit est possible, que
le prolétariat est capable de prendre le pouvoir, même quand il est
minoritaire, même quand le rendement du travail est faible, même
quand la communauté est pauvre.
La conquête du pouvoir par un parti se
réclamant de la classe ouvrière est en effet possible, quel que
soit l'effectif de la classe ouvrière et du parti soi-disant
prolétarien, dans certaines circonstances exceptionnelles (par
exemple, l'affaiblissement de l'appareil de l'État à la suite d'une
guerre, ce qui fut le cas de la Russie en 1917). Elle est
aujourd'hui possible, même fatale, chaque fois que l'armée rouge
vient "libérer" un pays. Reste à analyser la notion quasi
mythologique de la conquête du pouvoir par le prolétariat ou de la
transformation du prolétariat en classe dirigeante.
La notion vulgaire, d'origine marxiste, de
la prise du pouvoir par la classe ouvrière résulte d'une confusion
entre la montée du prolétariat et l'avènement de la bourgeoisie,
et, d'autre part, d'une mythologie entretenue à dessein. Les
bourgeois, qui remplissaient les fonctions de direction à
l'intérieur de la société pré-révolutionnaire, aspiraient
effectivement à l'exercice du pouvoir politique. Chefs
d'entreprises, juristes, hommes de loi, fonctionnaires, ils
possédaient déjà la capacité nécessaire à la direction de l'État.
Rien ne leur interdisait l'espoir d'enlever à l'aristocratie les
privilèges qu'elle continuait de détenir, sans toujours les
mériter. La révolution bourgeoise a été la prise du pouvoir
politique par une classe socialement dominante.
La classe ouvrière, en tant que telle, ne
sera jamais la classe dominante, car jamais les hommes qui exercent
les fonctions inférieures (au sens social, non au sens moral) ne
dirigeront la société. Les millions d'ouvriers qui se rendent
chaque matin à l'usine ne constituent et ne constitueront jamais la
classe dirigeante. Ceux qui l'affirment sont des menteurs ou des
ignorants. En revanche, il se peut qu'un parti qui se réclame de la
classe ouvrière prenne le pouvoir. Il se peut même que ce parti
soit composé en majeure partie d'anciens ouvriers et qu'une classe
dirigeante se forme à partir de cette minorité ouvrière, qui s'est
donné pour tâche d'inspirer et de guider le prolétariat.
Celui-ci sera-t-il du même coup "émancipé"?
L'exemple de la Russie soviétique prouve au moins qu'entre la prise
du pouvoir par un parti prolétarien et l'émancipation ouvrière, il
n'y a pas de solidarité nécessaire. Le salarié, en Russie
soviétique, n'a plus le droit de grève, il n'a même plus le droit
de se déplacer librement, il n'a plus le droit de revendiquer. Les
syndicats dépendent du parti, c'est-à-dire de l'État, et
représentent la forme extrême du syndicat d'encadrement. Le
travailleur n'est libre que d'acclamer ses maîtres et de
reconnaître sa volonté dans les décisions du pouvoir, même dans
celles qui le condamnent à plus d'effort et à moins de
revenus.
Partout, il est vrai, la loi des
oligarchies joue. Malgré tout, il subsiste des différences de
degré. La liberté de presse, les élections, les grèves non
officielles, (qui ne sont pas sanctionnées par les tribunaux du
peuple) laissent, en Grande-Bretagne, aux sentiments des masses une
possibilité d'expression et, du même coup, une chance d'influer sur
les dirigeants des syndicats, du parti et de l'État. De l'autre
côté du rideau de fer, on n'entend que les acclamations.
L'unanimité, garantie par la police, n'a jamais passé pour le signe
de la liberté.
Sans doute convient-il de tenir compte d'un
autre point de vue que nous avons indiqué imparfaitement par le
terme: intégration de la classe ouvrière à la société. Dans quelle
mesure les ouvriers se considèrent-ils comme extérieurs à une
société injuste ou se reconnaissent-ils de bon gré membres de la
communauté? Pour ma part, la réponse à cette question dépend de
l'idéologie. L'ouvrier marxiste préférera une démocratie populaire,
même s'il y travaille plus et y gagne moins, à une démocratie
bourgeoise. Ni le niveau de vie ni même la liberté formelle ne
déterminent seuls l'attitude des masses. Mais on doute qu'à la
longue l'idéologie suffise à voiler la réalité.
À l'intérieur des sociétés occidentales,
les raisons du malaise du prolétariat sont multiples et
demanderaient, pour être analysées, de longues études. Parfois, le
malaise tient à l'organisation même du travail moderne, à une sorte
de résistance à peine consciente aux nécessités inhumaines de la
technique. Parfois, il tient à la disproportion entre la qualité
humaine du travail et le niveau de vie médiocre qu'impose la
pauvreté générale de la collectivité. Parfois il tient à un désir
légitime de ne pas être enfermé en une activité parcellaire, à une
volonté de progression sociale. Au sentiment d'aliénation de
l'ouvrier, il n'est pas
un
remède parce qu'il n'y a pas
une
cause. Progrès technique qui permet l'élévation du niveau de vie,
organisation syndicale qui permet la défense des intérêts ouvriers
et la participation indirecte au pouvoir, réforme des relations
humaines à l'intérieur de l'entreprise, ces trois formules
indiquent des thèmes de recherches et d'efforts. Il est évidemment
plus facile de vaticiner sur la révolution(3).La pauvreté fondamentale des sociétés
humaines que Sartre pose triomphalement comme la base de ma
philosophie politique, tout le monde la reconnaît. C'est d'ailleurs
une idée impeccablement marxiste. Dans ses écrits de jeunesse, Marx
écrit quelque part que si, après la révolution, la pauvreté
subsiste, "toute la sale cuisine recommencera". L'Union soviétique
a apporté une confirmation tragique à cette intuition. Ce qui est
absurde (ou trop adroit) c'est de suggérer que je tire, du fait de
la pauvreté, une conclusion "inintelligente et cynique", à savoir
une confiance passive dans les miracles du progrès technique et, en
attendant l'âge d'or, le retour à la mystification et à la
police.
Soyons sérieux. Toutes les sociétés,
jusqu'à présent connues, ont disposé de richesses inférieures aux
besoins et aux désirs, toutes les sociétés ont distribué
inégalement les richesses, toutes ont été gouvernées par des
minorités. Rien ne permet de croire que, dans l'avenir prévisible
qui intéresse l'action politique, ces données constantes des
structures sociales doivent disparaître. Mais personne n'en
concluera que toutes les sociétés se valent. Toutes les sociétés
comportent une police, mais il vaut la peine de se battre pour que
cette police ressemble à celle de la démocratie britannique plutôt
qu'à celle de l'État dit prolétarien. Dans toutes les sociétés, les
travailleurs sont répartis par des pressions diverses entre les
emplois nécessaires, mais il vaut la peine de se battre pour éviter
les passeports intérieurs et les camps de travail forcé. Il ne
s'agit donc pas de recommander la police et la mystification parce
que les sociétés sont pauvres, mais de réduire, autant que
possible, la part de la contrainte et de la mythologie.
Il n'y a pas de solution toute faite,
valable pour tous les pays. Il n'y a pas de dialectique universelle
de l'histoire qui permette de déterminer ce qu'il faut faire, en un
moment et en un pays donné. La conspiration permanente des partis
communistes obligera inévitablement à recourir davantage aux moyens
de force. Promouvoir le progrès technique, maintenir les libertés
personnelles, favoriser l'intégration des ouvriers à la société,
combiner les techniques dirigistes et les mécanismes du marché,
assurer la continuité et la constance de l'action étatique, toutes
ces nécessités des sociétés européennes ne sont pas toujours
conciliables. Les hommes s'opposent légitimement. Selon l'ordre
qu'ils établissent dans les sacrifices à consentir, selon les
partis auxquels ils reconnaissent la meilleure chance d'atteindre
les objectifs souhaitables. Dans une situation comme celle de la
France aujourd'hui, il est convenable de préférer le risque de
décomposition au risque de dictature. Mais le choix contraire est
tout aussi légitime.
Sartre, lui, ne connaît pas et ne connaîtra
pas ces servitudes de l'action et ces incertitudes du choix. Il
ignore la nature des sociétés comme celle des hommes. Le romancier
de
La Nausée
, le dramaturge de
Huis Clos
, le philosophe de "La Passion Vaine" quand il traite de politique,
à la sentimentalité juvénile. Servi par son ignorance, il rejette,
avec superbe, les arguments des sociologues et des économistes, il
n'admet pas que l'état des ressources collectives et les mécanismes
des relations sociales fixent certaines limites aux aspirations des
"humanistes" (qui aurait dit qu'Antoine Roquentin…)Les opinions, absurdes ou odieuses, qu'il
me prête ne sont qu'un moyen de camoufler sa propre démagogie.
Sartre veut, en toute circonstance, soutenir les revendications
prolétariennes(4); du coup il devient commode de présenter le
refus de la hausse des salaires nominaux comme inspiré par un
cynisme de bas étage! Sartre ne consent à emprunter ni la voie du
socialisme travailliste ni celle du communisme. Du coup, il
accumule les prétentions les plus puérilement contradictoires: il
veut accomplir une révolution - rupture brutale avec l'ordre
établi, renouvellement de l'élite au pouvoir - tout en respectant
les libertés formelles, il aspire à la collectivisation des
entreprises, à la planification de l'ensemble de l'économie mais,
grâce au contrôle ouvrier, (l'idée était audacieuse il y a un
siècle) on évitera la tyrannie bureaucratique, on unifiera l'Europe
sans l'U.R.S.S., sans les États-Unis et même sans Bevin. Quel bel
exemple de "réalisme intelligent"! Comme il est utile, pour
camoufler sa propre indigence, d'attribuer à un "philosophe R.P.F."
quelques opinions dérisoires!
La théorie du progrès technique n'a jamais
été une philosophie de l'histoire totale. Encore permet-elle de
dissiper les utopies à l'usage des jeunes gens. Au lendemain d'une
prise du pouvoir par un parti quelconque, la collectivité n'aura
pas à exploiter quelque source mystérieuse et inconnue de
richesses. Demain, comme aujourd'hui, les mêmes impératifs de
travail, d'organisation, de discipline, de mobilités, continueront
de s'imposer. Tant que l'on emploie la méthode progressive du
travaillisme, les déceptions inévitables ne dégénèrent pas en
révolte et ne suscitent pas, par un choc en retour, la dictature
des nouveaux maîtres. En revanche, quand on s'est emparé du pouvoir
par la violence, quand on a rompu la légalité, l'impatience des
masses est plus vive, l'urgence de rétablir l'ordre plus pressante:
au milieu du XXe siècle(nous ne parions pas pour l'éternité), une
révolution brutale qui se réclame du socialisme comportera
inévitablement une phase tyrannique de quelques années ou de
quelques dizaines d'années (même si elle n'est pas liée au
Stalinisme). Toutes les révolutions du XXe siècle ont été
totalitaires.
Entre le travaillisme et le Stalinisme, il
n'y a pas, pour le socialisme, dans la situation présente, de
troisième voie: il n'y a que le romantisme vide et la reprise des
notions, riches d'espoir il y a un siècle, mais vidées par
l'histoire de leur valeur affective et intellectuelle. Une
révolution par les "méthodes démocratiques" est comparable au
"cheval ailé". Concept en lui-même contradictoire, il permet à
l'intellectuel de fuir la réalité et de rêver la réconciliation de
ses désirs contradictoires.
La Révolution, a dit Simone Weil,
rectifiant la formule fameuse de Marx, est l'opium du peuple. Elle
n'est plus, au niveau des
Entretiens sur la politique
que l'opium des intellectuels.(1)
cf. Liberté de l'esprit
n° 5 p. 101-103.(2)
Les deux expressions ne sont pas équivalentes.
On peut élever d'énormes usines sans accroître en proportion le
rendement du travail humain. De la même façon, l'expression
qu'emploie Sartre, "capacité industrielle", est équivoque. On ne
sait s'il entend par là, le volume de l'industrie dans l'économie
du pays considéré ou la productivité du travail industriel.
(3)
Dans toute cette étude, nous nous plaçons au
point de vue du socialisme. Nous admettons que le sort du
prolétariat soit le problème politique décisif. On sait qu'à nos
yeux, ce problème, évidemment important, n'a pas de privilège
métaphysique et n'est pas le seul digne de la réflexion des
intellectuels.
(4)
En bon intellectuel, Sartre se préoccupe
surtout du prolétariat. Il y a pourtant d'autres groupes
sociaux.