La vraie victoire
Point de vue
13 avril 1945
Le désastre qui accable l'Allemagne est à
la mesure de la guerre qu'elle a déchaînée sur le monde et des
ambitions qu'elle nourrissait. C'est elle qui a pris l'initiative
de la guerre totale. C'est elle qui comptait sur l'aviation pour
terroriser l'humanité, c'est elle qui a voulu que le champ de
bataille fût sans limite et que tous les êtres vivants fussent des
combattants.
Aujourd'hui, plus de neuf millions de
maisons sont détruites à travers le Reich, vingt millions
d'Allemands ont perdu leur foyer, le peuple tout entier est atteint
par la débâcle. L'empire hitlérien devait s'étendre à travers
l'Europe et l'Afrique, les vaincus auraient été rayés de la carte
du monde, voués à subir, passivement, les décisions prises par
d'autres. Demain, c'est l'Allemagne qui va perdre toute autonomie
et devenir l'objet de la volonté des alliés.
La défaite de l'Allemagne est aussi totale
que l'aurait été sa victoire.
De la guerre de 1914, les Allemands avaient
tiré une double leçon. La première c'est que la férocité des
batailles modernes rend absurde la modération traditionnelle des
traités. Il était raisonnable naguère d'engager quelques dizaines
de milliers d'hommes pour régler le sort d'une province ou
rectifier le tracé d'une frontière. Il est absurde de sacrifier des
millions d'hommes pour de tels enjeux transitoires et médiocres. Il
faut que les bénéfices de la victoire soient en proportion du coût
de la lutte. La guerre hyperbolique appelle la paix
hyperbolique.
La deuxième leçon c'est que le bilan le
moins truqué, le plus révélateur, c'est le bilan biologique et
industriel.
À courte échéance, le parti qui gagne la
dernière bataille est toujours le plus fort puisqu'il est seul en
armes. Mais, à longue échéance, c'est le potentiel humain et
industriel qui est la vraie mesure de la force. Si le vaincu a
perdu moins d'hommes et continue de produire plus d'acier, n'est-il
pas, à terme, le vrai vainqueur?
De 1914 à 1918, l'Allemagne avait perdu,
proportionnellement, moins d'hommes que la France. En dépit du
retour de l'Alsace-Lorraine à la patrie, l'Allemagne coulait en
1938 trois fois plus d'acier que la France.
C'est dans les statistiques de natalité et
de la production que réside le secret de la victoire des
vaincus.
De ces deux leçons est sorti logiquement le
plan hitlérien. Pour élargir et prolonger les bénéfices de la
victoire, les pays vaincus devaient être intégrés dans un empire
rêvé pour mille ans.
Pour assurer le triomphe du "peuple
maître", les peuples sujets devaient être décimés, leurs industries
lourdes asservies à celles du Reich ou démantelées.
De cette conception cynique, les alliés
doivent, en un sens, prendre le contre-pied; en un autre sens, ils
doivent en accepter la logique impérative.
Les alliés ne se résignent pas "à perdre
pour vaincre les raisons de vaincre".
Dans la guerre, ils ont retourné contre les
Allemands les armes allemandes. Cologne, Francfort,
Aix-la-Chapelle, Berlin, ont pour parler avec Goebbels été
"coventrysées". Mais les alliés ne retourneront pas contre les
Allemands la conception allemande de la paix. Si rude que soit le
châtiment collectif, si impitoyable que doive être la punition des
coupables, si lourdes que soient les réparations, aucun des alliés
ne songe à éterniser la servitude des Allemands, ni à leur enlever
définitivement les moyens de vivre décemment.
Mais, en un autre sens, aucun des alliés
n'a le droit d'oublier qu'à la longue, le nombre d'hommes, le
nombre de millions de tonnes d'acier, est la seule expression
fidèle de la puissance des nations.
La France, surtout, dont la population est
affaiblie par les déportations et les privations, dont l'outillage
est usé, ou pillé, n'a chance de prolonger, ou mieux, de consacrer
sa victoire qu'en créant la base humaine et industrielle de la
puissance.
Il ne s'agit pas, dans les années qui
viennent, de lever une grande armée. Les bras manqueront demain
dans les usines et dans les champs; il faut dix ans pour relever
les ruines... Et les objets les plus indispensables nous font
défaut.
Certes les Français seraient prêts à
s'imposer les nouveaux sacrifices qui leur paraîtraient nécessaires
à la grandeur de la patrie. Mais à quelle fin serait destinée une
grande armée après l'écroulement de l'Allemagne? Ce n'est pas au
lendemain, mais à la veille d'une guerre, qu'il faut être
militairement fort. Nous avons eu la première aviation du monde
entre 1920 et 1930, à une époque où elle n'avait aucune chance de
servir, nous n'avions plus d'aviation en 1938 quand la guerre
menaçait.
Les armes que nous forgerons au lendemain
de la victoire sont destinées à rouiller dans les arsenaux ou sur
les terrains de manœuvre. Ce qu'il faut construire demain ce ne
sont pas des tanks, mais des hauts fourneaux.
Qu'on n'oppose pas, comme nos amis de
Combat
, quelque chimérique puissance militaire ou économique à la
"nécessité pour la France d'instaurer un ordre humain".Il n'y a pas d'"ordre humain" possible dans
une nation qui se dépeuple. Il n'y a pas d'"ordre humain" possible
dans une nation qui ne suit pas le rythme du progrès technique,
dont le travail est moins bien organisé et moins efficace que celui
de ses voisins.
Ce n'est jamais au temps de leur faiblesse
que les cités offrent l'image d'un ordre humain.
Restituer à la France le minimum de force
biologique et industrielle, faute de quoi sa voix resterait sans
écho, et sa volonté sans action, telle est la condition première
d'une victoire véritable, celle qui se traduit à longue échéance
par l'augmentation de la puissance, celle aussi qui, par delà tous
les succès matériels, permet aux nations de remplir leur vocation
et de faire rayonner leur message.
Dans notre prochain numéro Raymond Aron
exposera les buts de la Conférence de San-Francisco.