Autre ministre même politique?
Le Figaro
18 février 1966
L'ensemble quelque peu disparate des
mesures économiques et sociales approuvées mercredi dernier par le
Conseil des ministres ne mériterait pas d'être appelé un plan si M.
Michel Debré n'avait remplacé M. Giscard d'Estaing au lendemain des
élections présidentielles. Il serait donc injuste de reprocher au
ministre des Finances de manquer d'imagination ou de dynamisme.
Tout au plus serait-on enclin à rappeler une chanson qui fut jadis
célèbre: "Ce n'était pas la peine de changer de
gouvernement…"
Les mesures prises n'impliquent ou
n'annoncent aucune réforme d'envergure. Elles sont toutes d'ordre
conjoncturel. Considérées comme telles, elles confirment les
prévisions que suggérait l'analyse de la situation économique,
d'une part, de l'opinion publique, ou plutôt de l'opinion
parlementaire, d'autre part.
Sur le plan proprement économique, trois
questions principales étaient posées. Fallait-il favoriser la
relance des investissements productifs privés par des avantages
fiscaux? Pouvait-on renoncer au blocage des prix que chacun
condamne en principe et en privé? Le relèvement des tarifs des
services publics, inévitable à brève échéance, mettrait-il en
danger la relative stabilité des prix?
À la première question, M. Michel Debré, à
la différence sur ce point de M. Giscard d'Estaing, a donné une
réponse affirmative, mais il a procédé avec prudence.
Conformément à leur style préféré, les
experts de la rue de Rivoli se sont réservé de choisir les
investissements qui donneront droit à un avoir fiscal.
La liste de ces investissements n'étant pas
encore connue, il est impossible d'apprécier la portée exacte d'une
mesure qui, en tout état de cause, ne doit s'appliquer qu'à l'année
1966.
Il est encore plus difficile de savoir
quelle est la signification du régime des prix dits "contrat de
programme" qui constituera un troisième régime après celui du
"blocage" et celui du "contrat de stabilité".
Pourquoi les fonctionnaires qui durent
alors que les ministres passent, tous formés à la même école,
auraient-ils été convertis à la doctrine de la liberté ou de la
vérité des prix? Sans doute est-il question de remplacer "la
discipline imposée" par "l'autodiscipline des agents économiques".
Mais, comme cette autodiscipline est assortie de "rendez-vous
périodiques avec l'administration", la voie choisie risque d'être
celle d'un contrôle permanent, plutôt que celle d'une libération
progressive.
D'aucuns me répondront qu'aux États-Unis
aussi, ultime bastion de la libre entreprise, l'État fédéral
intervient désormais dans la fixation de certains prix - ce que je
ne songe pas à nier. Mais, connaissant quelque peu les habitudes de
notre administration, je crains que la pratique française ait peu
de traits communs avec la pratique américaine et qu'elle aboutisse
à restreindre encore l'autonomie des entreprises.
Mais, après tout, nul ne s'étonnera que M.
Michel Debré soit au moins aussi colbertiste que son prédécesseur.
De plus, le volume des disponibilités monétaires a augmenté de
telle manière, au cours des dernières années, qu'effectivement la
stabilisation est précaire et que des risques d'inflation
subsistent.
Parmi les tarifs des services publics, ceux
de la S.N.C.F. ont seuls été relevés. D'autres le seront d'ici
quelques semaines ou quelques mois. On a probablement jugé que
mieux valait procéder par étapes. La méthode adoptée s'inspire de
considérations psychologiques plutôt que d'arguments
économiques.
L'autre volet du diptyque est celui du
programme dit social. La mise en ballottage du général de Gaulle
avait été, à tort selon moi, imputée à la politique de
stabilisation. Le mot d'ordre d'une année sociale avait été lancé
sans réflexion. Au ministre des Finances incombait la tâche ingrate
de satisfaire les espérances suscitées ici ou là. Or, la marge de
manœuvre était étroite. La part des salaires dans le revenu
national n'avait pas diminué pendant la période de stabilisation.
Bien plus, le pouvoir d'achat de la masse salariale avait augmenté
au moins aussi vite de 1963 à 1965 qu'au cours des années
antérieures. C'est à l'intérieur de la masse salariale que les
inégalités ou les injustices s'étaient accentuées.
Les mesures prises s'expliquent
d'elles-mêmes à partir de ces faits: revalorisation du minimum
interprofessionnel garanti (S.M.I.G.) ainsi que du même salaire
minimum dans l'agriculture; modification des abattements de base.
L'influence de ces mesures sera aussi légère sur les intéressés que
sur l'économie dans son ensemble. Le relèvement de 3,5 à 4,5% du
salaire de base pour les allocations familiales ne répondra pas non
plus à l'attente de ceux qui voulaient réduire sensiblement l'écart
entre la progression des salaires horaires et celle des allocations
familiales. Un programme triennal de 15.000 H.L.M. supplémentaires
complète le programme social. Inévitablement, la formule "beaucoup
de bruit pour rien" aura du succès. La déception d'aujourd'hui a
pour cause les illusions d'hier.
Il reste ce que l'on a déjà baptisé la
bombe à retardement, à savoir "la participation des travailleurs à
l'enrichissement des entreprises par autofinancement", réforme
chère à MM. Vallon et Capitant dénoncée avec force par le C.N.P.F.
Les gaullistes dits de gauche rêvent de réconcilier les idéologies
de leur jeunesse avec leur actuelle fidélité au chef de l'État,
sinon au premier ministre. Les chefs d'entreprise redoutent la
réduction de la marge déjà trop étroite d'autofinancement. Quant au
gouvernement, pris entre les uns et les autres, il a, dans le texte
communiqué à la presse, voulu donner satisfaction à tous. Il a
solennellement proclamé que "les fonds représentant la
participation des salariés à l'accroissement du capital de
l'entreprise doivent rester à la disposition de l'entreprise pour
ses investissements". Mais, s'il en est ainsi, comment ces mêmes
fonds pourraient-ils être mis à la disposition d'un autre
propriétaire? Les Anglais ont un proverbe: "Vous ne pouvez pas
avoir votre gâteau et le manger."
Lorsque la commission présentera ses
conclusions avant deux mois, le gouvernement est assuré de ne
parvenir à satisfaire ni les gaullistes de gauche ni les chefs
d'entreprise. Bien plus, quoi qu'il fasse, il exaspérera les uns et
les autres. Tel est le prix à payer quand on tente de mettre à
l'épreuve des idées aussi séduisantes que confuses.